Pourquoi les organisations devraient-elle s’atteler à mettre en œuvre des politiques d’éthique et de conformité ? D’abord car certaines y sont contraintes juridiquement. Pourtant d’autres, sans l’être, y perçoivent un intérêt. Serait-il parce qu’il existe un lien entre éthique et performance ? Cette interrogation hante les directions qui ont la charge de ces sujets et tous les juristes spécialisés ont déjà tenté de répondre à cette question qui légitime en partie leur fonction. A l’occasion de ses divers évènements le Cercle d’Éthique des Affaires a eu l’occasion d’explorer cette problématique en profondeur. Synthèse de ces réflexions.
L’éthique, qu’est-ce que c’est ?
Éthique, conformité, responsabilité sociale d’entreprise, ESG… Les appellations ne manquent pas pour décrire ce phénomène qui conduit les organisations à devoir intégrer, de manière plus ou moins volontaire, des critères non-financiers basés sur des grands principes ou des valeurs dans la conduite de leur activité.
Tandis que la morale fixe, de manière absolue, les normes qui disent le Bien et le Mal, l’éthique désigne plutôt une réflexion sur la légitimité des comportements eu égard à des principes tels que la dignité humaine, la justice sociale ou le respect des limites planétaires. En organisation, elle constitue un outil permettant d’interroger la « normalité » des décisions et d’arbitrer entre les demandes des diverses parties prenantes (partenaires, salariés, financiers, société civile, etc.)
La préoccupation éthique est donc la source de la conformité, de la responsabilité sociale, ou de la notation extra-financière – connue également sous le nom de notation ESG – qui en sont des formes institutionnalisées, des traductions législatives plus ou moins abouties, souvent amenées à évoluer. Ainsi entendu, il peut être admis que les dispositifs de conformité participent d’une démarche d’éthique et nous considérerons ici qu’ils lui sont assimilables.
En revanche l’éthique n’est pas réductible à ses traductions légales. Elle possède en effet une dimension réflexive que n’ont pas la conformité ou la RSE. Par ailleurs, elle diffère de ses deux notions par son aspect prospectif. Ainsi, lorsque l’environnement socioéconomique subit de profondes mutations, comme lors de la période post-covid, ou que l’on assiste à des ruptures technologiques ou idéologiques, du développement des technologies numériques à la prise de conscience de l’urgence écologique, l’éthique continue d’offrir des points de repères stables. Toute chose que le droit, par nature impératif et conçu par rapport à un environnement préexistant et antérieur, n’est pas toujours en mesure de proposer.
Les liens avec la performance
Les préoccupations éthiques des entreprises – matérialisées en partie par des procédures de conformité et de responsabilité sociétale – participent-elles de la performance des organisations ? Il est tentant de vouloir trancher cette question de manière ferme. Pourtant, il convient avant cela d’exprimer trois réserves quant à la nature même de cette interrogation.
La première consiste à rappeler que l’éthique n’a pas comme vocation d’être performative. Lutter contre la corruption, protéger les données personnelles des individus, bannir le travail des enfants, préserver le vivant représentent autant de fins souhaitables par elles-mêmes… Quand bien même les interdits qui les accompagnent sont susceptibles d’entraîner des pertes de rentabilité ! L’éthique – comme la règle de droit – n’a pas comme vocation à être « rentable », puisqu’elle constitue, au contraire, un garde-fou contre la primauté du seul critère financier sur toute décision.
Affirmer l’inverse revient à consacrer le fameux logiciel « friedmanien » en vertu duquel « l’unique responsabilité sociale d’une entreprise est d’accroître ses profits », ce qui induit que la « RSE », et plus largement l’éthique d’entreprise, ne peuvent être acceptables que si elles concourent à un objectif de rentabilité.
La seconde réserve tient à la définition d’un des deux termes de l’équation. Qu’est-ce que la « performance » ou, plus justement, quelle performance l’éthique doit-elle maximiser ? A l’heure où de nombreux observateurs interrogent la pertinence des outils de mesures contemporains centrés sur la seule performance économique – du PIB à la comptabilité générale – ne devrions-nous pas poser également la question de l’éthique vis-à-vis de la performance sociale ou environnementale ? Le déploiement par les entreprises d’une comptabilité en triple capital qui intégrerait ces dimensions y conduirait d’ailleurs obligatoirement.
Enfin, il est indispensable de rappeler qu’il existe des limites dures à la mesure de l’activité humaine. Ainsi, l’effet quantitatif d’une politique d’éthique peut être particulièrement délicat à apprécier. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que des dispositions telles que la loyauté, la solidarité, le dévouement ou la motivation s’avèrent très difficilement et toujours imparfaitement mesurables. Elles participent pourtant sans conteste à la performance d’une équipe de travail et sont susceptibles d’être très largement influencées par la politique d’éthique de l’organisation !
La méthode du faisceau d’indices
En gardant à l’esprit les réserves identifiées, il reste possible de s’intéresser à la relation qu’entretiennent éthique et performance. Pour cela, de nombreux travaux privilégient une approche « comptable » et posent la question de savoir s’il existe un lien de corrélation entre performance ESG et performance économique ou si les investissements dits responsables « surperforment » les investissements qui ne le sont pas. Malheureusement les études sont contradictoires et il paraît difficile, si ce n’est impossible, d’apporter une réponse définitive à leur lecture. Seul enseignement indiscutable : la performance extra-financière n’exclut pas la performance économique.
Dans ce contexte, il semble donc préférable d’adopter la méthode dite du faisceau d’indices, en tentant d’identifier les nombreuses raisons pour lesquelles le déploiement d’une politique d’éthique et de conformité permet un meilleur fonctionnement des organisations et donc une meilleure performance.
Sans prétention d’exhaustivité, il est d’abord possible de mentionner le fait qu’une telle politique réduit les risques juridiques, réputationnels et financiers associés à des comportements inappropriés, indésirables ou illégaux. La réalisation de ces risques, qu’ils naissent d’une contrainte légale ou non – le PDG de Rio Tinto a été forcé de démissionner à la suite de la destruction d’un site aborigène pourtant autorisé administrativement – est toujours facteur d’inconfort et devient, parfois, mortifère. Ainsi s’il a fallu six ans au groupe Volkswagen pour retrouver une valeur boursière égale à celle pré-« Dieselgate », le cabinet d’audit Arthur Andersen n’a pas survécu aux révélations de ses pratiques frauduleuses dans l’affaire Enron. Dans un contexte où la société civile et les ONG disposent des réseaux sociaux pour revendiquer et s’indigner, une atteinte à la réputation peut rapidement entraîner des répercussions sévères sur la bonne santé économique d’une organisation.
Par ailleurs, à l’heure de la montée en puissance de la notation extra-financière, dite ESG, matérialisée notamment en Europe par la volonté de mettre à jour le dispositif de reporting extra-financier via la CSRD, la mise en place de politiques éthiques et RSE permet d’assurer un accès plus serein et moins onéreux aux marchés financiers. Les investisseurs et assureurs tendent en effet à refuser de plus en plus systématiquement les secteurs d’activité ou les projets incompatibles avec leur propres objectifs extra-financiers.
Le constat est identique vis-à-vis des clients. Ainsi, 72% des Français affirment par exemple être mobilisés pour une consommation responsable, selon la 14ème édition du Baromètre du même nom publié par l’ADEME. Côté B2C, la tendance est similaire : de plus en plus d’entreprises développent des politiques d’achats responsables qui les conduisent à sélectionner en priorité des fournisseurs éthiques. En France, un décret paru récemment renforce également la capacité des collectivités publiques à conditionner leurs appels d’offres à des critères relatifs au respect des droits de l’Homme et à la protection de l’environnement.
L’inverse se vérifie également et une politique d’éthique est susceptible de répondre aux demandes des tiers, partenaires ou fournisseurs. Ainsi certains prestaires de services et fournisseurs s’autorisent désormais à refuser certains clients pour des motifs non-financiers. C’est par exemple le cas de TripAdvisor, célèbre plateforme d’avis et de conseils touristiques, qui a décidé, en 2019, de bannir de son site tous les parcs qui exploitaient des cétacés en captivité sans disposer de sanctuaires marins.
Partie prenante centrale au bon fonctionnement de l’entreprise, les salariés semblent également favorables à la mise en place de telles politiques. Ainsi les études démontrant que les salariés – notamment les jeunes diplômés appartenant à la catégorie moyenne supérieure – recherchent des emplois ayant du sens, une utilité sociale forte et un impact environnemental neutre ou positif, se succèdent. En France, cette demande croissante de la part des plus hauts diplômés, notamment ingénieurs, est illustrée tant par la signature du Manifeste pour un réveil écologique par plus de 30 000 étudiants issus de grandes écoles que par les nombreux appels à « bifurquer » formulés lors de récentes cérémonies de remise de diplôme.
Plus largement enfin, en posant la question de l’utilité sociétale, la préoccupation éthique conduit à définir la raison d’être de l’entreprise, notion elle aussi légalement consacrée désormais. En imposant de rechercher les principes qui guident et encadrent l’activité économique par-delà la rentabilité financière, l’éthique permet de définir des stratégies d’entreprises plus résilientes car plus en accord avec les mœurs de la société et des parties prenantes. Elle contribue finalement à la clarté du projet collectif que porte l’entreprise et, ce faisant, facilite les décisions stratégiques et opérationnelles.
Meilleure maîtrise des risques, processus de financement et d’assurance facilité ou moins onéreux, produits ou services plus attractifs, marque employeur plus attrayante, affinage de la stratégie en adéquation avec les attentes des parties prenantes et facilitation de la prise de décision : les avantages du déploiement d’une politique d’éthique apparaissent donc multiples, diffus, difficilement mesurables mais réels et effectifs.
L’éthique pour qui ?
S’il semble établi que l’éthique participe au bon fonctionnement des organisations et à leur performance, une dernière interrogation demeure sur le fait de savoir si celle-ci n’est pas un luxe que seules les grandes entreprises sont en mesure de s’offrir ?
Il est vrai que ce sont principalement ces grandes entreprises qui sont aujourd’hui visées par les obligations de conformité. Force est néanmoins de constater que ces seuils ont tendance à s’abaisser de manière continue – l’obligation d’effectuer un reporting extra-financier ou d’appliquer le devoir de vigilance européen pourrait concerner bientôt certaines entreprises de plus de 250 salariés – et, dans la pratique, les plus petites entreprises sont déjà souvent forcées d’avancer sur ce sujet par effet de cascade des obligations de conformité des grands groupes vers leurs fournisseurs.
Du reste, certaines d’entre elles décident de déployer des politiques d’éthique, voire de structurer leur modèle d’affaire autour de grandes causes ou de grands principes, sans attendre pour cela de contraintes légales ou commerciales. Leur capacité à recruter des profils recherchés peut en effet en dépendre.
Si le constat s’impose pour les entreprises, il y a fort à penser que l’ensemble des organisations « hors entreprises » – collectivités et établissements publics, ONG, associations, partis politiques, etc. – soient, elles aussi, de plus en plus contraintes à mettre en place des politiques et des procédures répondant à des préoccupations éthiques. C’est d’ailleurs en parti déjà le cas. Ainsi tandis que l’Agence Française Anticorruption (AFA) invite toutes les collectivités publiques françaises à se doter d’un dispositif de lutte contre la corruption similaire à celui qui est exigé des acteurs privés, les comités d’éthique, lignes d’alerte et procédures d’enquêtes internes relatives aux faits de harcèlement se multiplient dans toutes les organisations. Preuve qu’au-delà de la performance, l’éthique permet surtout l’efficience ?
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