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Cet article est extrait du Cahier des tendances 2022. Analyse et synthèse de l’actualité 2022 par les professionnels de l’E&C, le cahier des tendances en propose certaines clefs de compréhension et éclaire, par le prisme de la réflexion éthique, les trajectoires économiques qui s’ouvrent, leurs conditions et leur limites.

 

L’entreprise (géo)politique

Économiquement puissante, disposant de réseaux informationnels denses et de chaînes de valeurs aux ramifications planétaires, les entreprises mondialisées sont devenues des « agents civilisationnels[1] ». Leurs décisions, scrutées à la loupe par leurs diverses parties prenantes, semblent tout autant influencées par la (géo)politique qu’elles participent à l’influencer. Dans ce contexte, la question de leur responsabilité se pose irrémédiablement.

La problématique n’est pas nouvelle. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le degré de collaboration et d’intégration de certaines entreprises françaises avec le secteur privé de l’envahisseur puis de l’occupant nazi interrogera et suscitera indignations et vives réactions. Depuis lors et de façon régulière, des systèmes d’embargos et de sanctions économiques s’imposent aux entreprises au gré des situations et des intérêts particuliers des États qui les édictent.

Néanmoins, l’année 2022 semble avoir plongé la question de la responsabilité (géo)politique des entreprises sous un nouveau jour. Alors que le 21 janvier, les majors pétrolières TotalEnergies et Chevron décident de se retirer de Birmanie un an après le coup d’État orchestré par la junte militaire, ayant causé la mort de près de 1 500 civils, le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, forçant de nombreuses entreprises françaises et européennes à choisir, dans l’urgence, « leur camp », dans une guerre que peu d’observateurs avaient prévu. Puis le 18 octobre, le cimentier Lafarge annonce avoir accepté de payer une sanction financière de 778 millions de dollars aux Etats-Unis pour avoir monnayé avec des organisations terroristes islamiques le maintien de son activité en Syrie en 2013 et 2014.

Bien que l’ampleur et le scénario de ces trois exemples diffèrent, force est de constater que les trois interrogent fondamentalement la responsabilité géopolitique des entreprises dans un contexte nouveau. La « fin de l’histoire », théorisée par l’intellectuel Francis Fukuyama comme la victoire idéologique définitive du modèle de démocratie libérale dont seraient garants les Etats-Unis, n’a pas eu lieu. Bien au contraire se dessine un nouveau monde multipolaire, structuré tant par la rivalité sino-américaine que par l’émergence de nouvelles puissances régionales. Dans ce contexte l’antagonisme entre régimes autoritaires et régimes démocratiques semblent plus que jamais devoir persister.

Face à ces bouleversements, le malaise des entreprises semble à la hauteur –  et même être fonction – de celui éprouvé par les États. Nombre d’entre eux, en Europe notamment, se montrent souvent indécis et tiraillés par des intérêts contraires sur ces questions. Or, pour les entreprises exposées aux critiques de leurs diverses parties prenantes, la neutralité n’apparaît pas comme une solution acceptable mais au contraire comme l’expression d’un opportunisme cynique. D’autant plus qu’en l’absence de cadre imposé par les États et les organisations gouvernementales internationales, elles restent, aux yeux de la société civile, libres de leurs actions et donc responsables !

Dès lors comment et sur la base de quels critères décider ? Les marges de manœuvre semblent étroites et aucune « solution » suffisante à elle-même ne s’impose. Tenue par l’Université de Yale, la liste des entreprises ayant suspendu leur activité en Russie et celle poursuivant leur activité démontrent, s’il le fallait, qu’aucune réponse uniforme n’a été trouvée, la plupart des organisations se trouvant face à un dilemme éthique : condamnation de l’agression russe d’une part et volonté de ne pas nuire à leurs salariés et à la société civile russe d’autre part.

Ainsi, si la plupart des entreprises multinationales se sont engagées à appliquer les Objectifs de Développement Durable (ODD) et notamment l’ODD n°16 qui vise à « promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et inclusives aux fins de développement durable », certaines entreprises se doivent également d’assurer les « besoins alimentaires essentiels des populations civiles », conformément à l’injonction de l’ODD n°2. Par ailleurs, certains observateurs estiment que si l’adoption d’une raison d’être, ou d’une mission, associée à des engagements clairs peut constituer un outil utile pour « se forger un jugement sur la conduite de l’entreprise en situation de guerre », elle ne permet pas, là non plus, de préférer ipso facto une option.

Plus fondamentalement, ces évènements rappellent l’impérieuse nécessité pour les entreprises de développer des capacités d’analyse géopolitique et de prendre en compte leur résultat lors de la prise de décisions stratégiques. La sélection des lieux d’implantation, des partenaires commerciaux et des clients semble devoir plus systématiquement en dépendre désormais. Cette tendance de fond a peut-être déjà trouvé un nom : le friendshoring, soit le fait de favoriser l’établissement de chaînes de valeur dans des pays dignes de confiance, aux valeurs et aux normes partagées. A rebours de la logique actuellement prédominante qui conduit à surpondérer le facteur coût dans la sélection des partenaires et des zones géographiques d’établissement.

Une pratique encouragée par la secrétaire d’État au Trésor américain, Janet Yellen, dans un discours prononcé en avril qui ne saurait néanmoins constituer une justification pour les états et les organisations internationales à ne plus assumer leur responsabilité dans la gouvernance du monde.

[1] Selon l’expression consacrée par l’équipe de chercheurs en management Kevin Levillain, Blanche Segrestin, Armand Hatchuel et Stéphane Vernac dans leur ouvrage collectif « Entreprises, Responsabilités et Civilisations ».

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