Selon Harmut Rosa, philosophe allemand et auteur de plusieurs essais sur le rapport au temps, l’époque actuelle, « la haute modernité », se caractérise par une instabilité fondamentale due à « l’usure et l’obsolescence rapides des métiers, des technologies, des objets » mais aussi des pratiques culturelles, « des mariages, des familles, des programmes politiques, des personnes, de l’expérience, du savoir-faire ». Si la continuité de l’expérience vécue dans les sociétés prémodernes permettait à un grand père de transmettre son savoir-vivre et ses valeurs à ses petits-enfants, le peut-il encore actuellement ? Dans un environnement en constante mutation et dans lequel l’incertitude quant au futur prédomine, n’est-il pas plus confortable d’abandonner des principes et des valeurs, potentiellement rigides, pour s’en remettre à un opportunisme élastique ? « Saisir les opportunités », « laisser ouvertes toutes les options », « être flexible », « s’adapter aux changements » ne sont-elles pas les injonctions les plus fidèles à l’esprit du temps ? Dans ce contexte, quelle est la place de l’éthique, cette discipline qui vise à interroger les comportements à la lumière de principes ou de valeurs qui doivent permettre aux Hommes de mener une vie bonne, de respecter la dignité humaine, de préserver la justice sociale ou l’environnement ? Peut-elle encore être la source d’un processus normatif toujours en décalage avec le les métamorphoses technologiques ou sociétales ? A l’heure des chaines d’informations en continu, des réactions instantanées sur X (ex-Twitter) ou de la connaissance partagée sur Wikipédia, comment évoluent les mœurs, dont la traduction grecque « ethos » a donné le mot d’« éthique » ? Initiées dans les facultés et campus américains, les études post-coloniales ou décoloniales apparaissent aujourd’hui aux côtés des mouvements de lutte pour la reconnaissance des différentes formes de sexualité et d’identité sexuelle (LGBTQ+), de la dénonciation des systèmes de domination et de discrimination ou encore des invitations à une écologie radicale comme les différentes composantes d’une culture, baptisée « woke » par ses détracteurs. Face à elle, un mouvement conservateur, porté par des figures politiques de proue telles que Donald Trump, Jair Bolsonaro, Giorgia Meloni ou encore le très récemment élu Javier Milei, alerte sur un éventuel « choc des civilisations », sur l’excès de normes juridiques, les affres de la bureaucratie étatique et défendent une conception étendue de la liberté individuelle et de la propriété privée. Les grandes entreprises privées, ces « agents civilisationnels », n’échappent pas aux batailles idéologiques rangées auxquels les deux camps se livrent, souvent prises en étau, elles y participent parfois volontairement. La passe d’arme entre Ron de Santis, candidat à l’investiture républicaine aux Etats-Unis et gouverneur de Floride et le groupe de divertissement Disney, propriétaire d’un parc d’attraction implanté à Orlando, en est un exemple paradigmatique. Employeur majeur en Floride et défendeur de positions progressistes sur la question de la sexualité, Disney a publiquement critiqué, par la voie de son patron, un projet de loi visant à interdire les enseignements des sujets en lien avec l’orientation sexuelle portée par Ron de Santis. Depuis, les deux parties se rendent coup pour coup : retrait d’avantages fiscaux, dépôt de plaintes, invectives… De la même manière, Elon Musk, fondateur de Tesla, Space X et actuel propriétaire de X (ex-Twitter) n’en finit plus de vitupérer contre la notation ESG qu’il qualifie « d’escroquerie (…) instrumentalisée par de pseudo-guerriers de la justice sociale ». Partisan décomplexé de l’idéologie « libertarienne », le milliardaire sud-africain est allé jusqu’à faire du l’entreprise X (ex-Twitter), un instrument au service de ses convictions politiques, en dépit des conséquences économiques et réglementaires douteuses d’un tel geste. Dans ce contexte, quelle responsabilité « politique » les entreprises doivent-elles assumer et quelles valeurs promouvoir ? N’est-il pas périlleux de vouloir arbitrer un débat – probablement existant chez les salariés – aussi hautement inflammable ? Les données de l’enquête European Values Studies – menée dans 35 pays européens entre 2017 et 2022 – tendent à démontrer une hausse de l’individualisation et un net recul de l’individualisme. Les observateurs distinguent les deux : tandis que la première renvoie à une volonté d’autonomie et à un refus de la culture traditionnelle (liberté des mœurs, d’expression, recherche de sens au travail, volonté de participer aux décisions publiques), la seconde correspond à une attitude de repli sur ses seuls intérêts personnels – les deux étant inversement proportionnelles. Ainsi, il ressort de cette étude que les Européens semblent de plus en plus attachés à leur autonomie de pensée et à leur capacité à participer à exprimer leur idée en public, ce qui s’accompagne de revendications dites « progressistes » : égalité hommes-femmes, aspirations démocratiques, rejet de la xénophobie, etc. Une autre étude publiée en 2023 par l’Université d’Oxford avec l’European Council on Foreign Relations (ECFR) rappelle que les Etats-Unis et l’Europe demeurent les deux premières zones géographiques d’émigrations envisagées dans le monde. La majorité des ressortissants privilégient l’Occident non seulement pour le niveau et la qualité de vie qu’ils espèrent y trouver mais également pour les valeurs qui sous-tendent les sociétés occidentales et notamment leur respect des droits humains. Si le nombre de démocraties dans le monde ainsi que la préservation des libertés individuelles qui sont généralement attachées à ce type de régime, tendent à régresser dans le monde – y compris en Europe – les entreprises, semblent devoir continuer à s’inscrire du côté du droit, et faire vivre, par leur pratique, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et toutes les normes que son respect implique, toujours perçues par la majorité des personnes dans le monde comme des sources de progrès humain. Pilier de toute politique d’éthique, elles apparaissent donc comme des principes cardinaux capables de fixer le cap par-delà les brouillards des conjectures. Pour les départements E&C, cette nécessité rend impérieux la formalisation des dilemmes éthiques, ainsi que l’objectivation du cheminement de la réflexion et des critères de décisions afin de trancher des débats souvent épineux et hautement politiques, où le risque de subjectivité des individus est fort. Pour aller plus loin : · 11 juillet 2023, The guardian, Disney ramps up spending in California amid war with Ron DeSantis in Florid · 28 août 2023, Le Monde, Pierre Bréchon, politiste : « L’individualisme a nettement regressé en Europe » · 3 novembre 2023, Le Monde, Pour la sixième année de suite, la démocratie a reculé dans le monde · 15 novembre 2023, ECFR, Living in an à la carte world: What European policymakers should learn from global public opinion ·. 1er décembre 2023, Mashable, Walmart joins the X / Twitter ad boycott — this one will sting |
Crédit photo : Unsplash