Travail : les nouveaux rapports de force
La pénurie de main d’œuvre touche l’ensemble des économies des pays industrialisés de plein fouet – Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, France, pays nordiques, Suisse, Australie, Corée du Sud, Japon,… Sans mentionner les spécificités locales comme le Brexit outre-manche – les causes principales de cette situation tiennent d’abord au rattrapage de l’économie à la suite de la pandémie de covid-19, dans un contexte de vieillissement généralisé de la population dans les pays occidentaux, la plupart d’entre eux n’ayant pas un taux de fécondité – 2,05 enfants par femme – suffisant pour assurer le renouvellement des générations.
La Corée du Sud affiche ainsi le taux de fécondité le plus bas du monde – 0,78 enfant par femme en 2022 – et risque de voir sa population divisée par deux d’ici la fin du siècle. Si les Etats-Unis – 1,66 enfant par femme en 2021 – la France – 1,8 – ou l’Allemagne – 1,46 – affrontent des situations bien moins périlleuses, celles-ci inquiètent néanmoins les gouvernements et les employeurs de ces économies. Dans ce contexte, les seconds n’envisagent d’ailleurs pas de pouvoir se passer d’une main d’œuvre étrangère comme l’a rappelé Patrick Martin, président du MEDEF, la principale organisation patronale française, en décembre 2023.
En attendant, et depuis la première fois depuis des décennies, le pouvoir économique semble s’être rééquilibré et avoir basculé du capital vers le travail. En France, selon la grande enquête 2023 de Pôle Emploi (désormais France Travail) sur les besoins en main d’œuvre, 61% des recrutements ont été jugés difficiles, 85% des répondants pointant du doigt un nombre insuffisant de candidats. En Suisse, selon une enquête menée par UBS en 2022, 80% des sociétés sondées affirmaient rencontrer des difficultés à pourvoir des postes vacants – soit une hausse de 35% en six ans !
Dans le même temps, les conditions dans lesquelles s’effectue le travail ont été marquées par une intensification de ce dernier due notamment à la numérisation croissante des environnements de travail et les effets qu’elle induit : raccourcissement des délais, cumul des contraintes, accélération des changements organisationnels et stratégiques, mesure en temps-réel de la productivité, etc.
La France est un exemple particulièrement symptomatique du mal-être des salariés face à ces mutations. Selon le Baromètre de référence, Empreinte Humaine – Opinion Way paru en novembre 2023, près d’un salarié français sur deux (48% exactement) s’estime en détresse psychologique – 7 personnes sur 10 constatant « une très grande intensification de la charge de travail ». Parmi les populations de cadres managers, 61% ont le « sentiment d’une charge de travail insurmontable » (étude APEC septembre 2023) à laquelle s’ajoute une multiplication des injonctions contradictoires.
Le sociologue Guy Bajoit, reprenant un concept développé par l’économiste allemand Albert Hirschman, proposait quatre types de réactions individuelles face au mécontentement : exit, voice, loyalty et apathy. Dans un contexte économique favorable au pouvoir de négociation des salariés, le prix de la loyauté à l’entreprise semble de plus en plus élevé, disputée par la loyauté aux principes et aux intérêts de m’individu lui-même.
Bien que la tendance à la « grande démission » semble légèrement s’estomper – les chiffres demeurant néanmoins à un niveau historiquement élevé – la voie de « l’exit » reste envisagée par de nombreux salariés. Ainsi 43% des salariés français assurent vouloir quitter leur entreprise (Baromètre Empreinte Humaine-Opinion Way), lorsque 87% d’entre eux se disent prêts à changer de métier (Enquête IFOP – Enquête Action) ! Or, ces démissions semblent de plus en plus justifiées par des motivations éthiques.
A tel point, que l’ancien PDG d’Unilever, Paul Pulman, a proposé le terme de « conscious quitting » pour décrire ce phénomène qui consisterait à quitter son entreprise lorsque les valeurs de celle-ci ne correspondent plus aux siennes. Selon une vaste enquête parue en février 2023, 51% des salariés américains et 45% des britanniques se disent prêts à arrêter ce type de décisions et 35% des américains et britanniques déclarent même l’avoir déjà fait. En France, selon le Baromètre 2023 du Climat Éthique (CEA – Occurrence), 89% des salariés se disent prêts à quitter leur entreprise s’ils constataient des pratiques de discrimination ou de harcèlement.
Par ailleurs, la démarche qui consiste à protester – voice – gagne elle aussi en vigueur. L’exemple des Etats-Unis est à ce titre spectaculaire. Revendications acceptées des travailleurs du rail, grève de la guilde des scénaristes et des acteurs syndiqués d’Hollywood, et surtout grève massive dans le secteur automobile qui a conduit à des hausses de salaire de base de 25% d’ici à 2028 – jamais depuis longtemps la pression des syndicats outre-Atlantique n’a semblé aussi forte. En France aussi les mouvements revendicatifs se sont multipliés. La Banque de France estime ainsi que pour l’année 2023, les hausses négociées s’élèvent à 4,4% (contre 2,8% en 2022 et 1,4% en 2021), un chiffre loin des records américains mais révélateur de la tendance à l’œuvre.
Plus discrète, la posture apathique – apathy – semble pouvoir s’apprécier elle aussi au regard de plusieurs signaux faibles. Ainsi, selon une étude IFOP parue en janvier 2023, 37% des salariés français s’estiment être des « quiet quitters », soit des personnes qui décident de rester en poste tout en effectuant le strict minimum. Différentes études publiées en 2023 tendent à montrer des résultats équivalents voire supérieurs pour les Etats-Unis. Autre indice de ce désengagement : le taux d’absentéisme. En France, il a connu une hausse de 21% entre 2019 et 2023, tandis que les arrêts de courte durée ont connu une véritable « flambée » et ont été multipliés par 2,3 en un an seulement (15ème Baromètre de l’Absentéisme et de l’Engagement – Ayming – AG2R La Mondiale) !
Selon une étude internationale publiée par l’Institut Gallup en 2023, seuls 7% des Français se disent « engagés » dans leur travail. Ils sont 32% aux Etats-Unis, 16% en Allemagne, 10% au Royaume-Uni, 5% en Italie…
Et si, bien plus qu’une hypothétique « épidémie de flemme » et de manière assez contre-intuitive, ces chiffres démontraient l’attachement croissant des individus et notamment des jeunes générations au travail ? C’est l’avis de certains experts qui rappellent que, selon une enquête Harris Interactive d’octobre 2023, 77% des Français de moins de 30 ans continueraient de travailler même s’ils n’avaient pas besoin d’argent pour vivre. Plutôt qu’un désinvestissement généralisé, l’époque serait marquée par une exigence renforcée vis-à-vis du travail, devenu l’un des principaux moyens de donner un « sens à sa vie ».
Ainsi, dans un contexte de catastrophe environnementale (voir l’article : Sobriété ou pénurie : de la gestion de la rareté), près de 70% des français âgés de 18 à 30 ans se déclarent prêts à renoncer à postuler dans des entreprises qui ne prennent pas en compte les enjeux écologiques, l’emploi devenant un instrument au service du bien commun et de ses convictions.
A la lumière de ces chiffres, il semble urgent pour les entreprises de structurer une véritable réflexion autour du travail qui croise les expertises des ressources humaines, de la responsabilité sociétale et de l’éthique et qui devrait répondre à la question suivante : quelles sont les conditions d’un environnement de travail soutenable et épanouissant ?
Une interrogation qui ouvre des perspectives larges : de l’alignement des stratégies d’entreprise avec les grands défis du siècle aux conditions matérielles d’exercice, de la définition d’une raison d’être et de valeurs véritablement traduites en actes à l’instauration de dispositifs pratiques tels que les accompagnements en coaching, philosophie ou psychologie, ou encore la semaine de quatre jours. Cette dernière modalité connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Perçue comme l’une des principales solutions à l’actuelle pénurie d’emploi par le Commissaire européen à l’emploi, Nicolas Schmidt, elle fait actuellement l’objet de nombreuses expérimentation à travers le monde. Une fois essayée, la semaine de quatre jours serait adoptée définitivement par 90% des entreprises.
Pour aller plus loin :
- 28 mai 2023, Le Monde, La semaine de quatre jours comme solution à la pénurie de main-d’œuvre en Europe, selon le commissaire européen à l’emploi
- 9 septembre 2023, Capital,Conscious quitting » : quelle est donc cette nouvelle tendance qui affole le monde du travail ?
- 26 octobre 2023, Le Monde, L’intensification du travail, longtemps niée, est à présent posée comme inéluctable
- 14 décembre 2023, Les Echos, Il n’y a pas d’épidémie de flemme en France
- 15 décembre 2023, Le Figaro, « Patrick Martin, patron du MEDEF : Nous aurons besoin de main d’œuvre venue de l’extérieur »
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