Du reporting à l’impact
Dans un contexte de financiarisation massive des économies depuis vingt ans – le cabinet McKinsey estime qu’entre 2000 et 2021, le stock mondial de richesse virtuelle a augmenté de 160 000 milliards de dollars – le renforcement du fléchage des flux de capitaux vers des activités durables et responsables semblent constituer l’un des outils principaux des politiques visant à continuer d’assurer l’émancipation humaine et à la préserver des menaces environnementales.
Cette ambition est rendue possible par un mouvement, initié il y a plus de vingt ans, d’approfondissement croissant et continu de la qualité de la notation extra-financière. Cette tendance connaît aujourd’hui une nouvelle étape qui s’accompagne d’oppositions vives entre partisans de différentes méthodologies de reporting.
Ainsi, dans une tribune publiée le 10 octobre 2023, Emmanuel Faber, président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), organisme international chargé de la normalisation comptable extra-financière, questionnait l’intérêt du principe de « double-matérialité » consacré par l’Europe et l’EFRAG par le biais de sa Corporate Sustainabilty Reporting Directive (CSRD). Si les standards européens (ESRS) ont définitivement été adoptés en juillet 2023 et s’imposeront donc aux entreprises européennes et celles opérant en Europe, cela ne met pas un terme à la lutte que se livrent les deux organismes pour autant.
Traduite en langue anglaise, la tribune d’Emmanuel Faber semble destinée à convaincre les acteurs qui ne se sont pas encore positionnés, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud – les Etats-Unis représentés par la Chambre de Commerce américaine en Europe ayant déjà signifié leur préférence pour le projet de l’ISSB. A ce titre, la Global Reporting Initiative (GRI), autre normalisateur mondial, dont les référentiels sont utilisés par près de 14 000 entreprises dans le monde, notamment en Asie, a signé fin novembre 2023 un accord de coopération étroite avec l’Efrag.
Au-delà de leurs aspects géopolitiques, ces débats illustrent surtout deux conceptions du capitalisme de demain. Tandis que les partisans de la simple matérialité, tels que l’ISSB, jugent que les décisions d’investissement peuvent se satisfaire de la connaissance des seuls impacts socio-environnementaux sur les performances financières, leurs opposants avancent que la « double-matérialité » – en prenant en compte, outre les impacts socio-environnementaux sur les performances financières, l’impact des entreprises sur leur environnement et leurs parties prenantes – est la seule à pouvoir répondre aux urgences écologiques et sociales actuelles.
Des philosophies différentes qui s’affrontent fondamentalement sur la question de savoir si le fonctionnement du seul marché, via les décisions d’actionnaires, permet d’atteindre les objectifs socio-environnementaux, ou s’il est nécessaire de mettre à disposition des pouvoirs publics et de la société civile une évaluation correcte de l’impact des entreprises pour permettre aux premiers de l’encadrer ou de le restreindre et à la seconde de le dénoncer plus aisément. Car si la matérialité « simple » ou financière s’adresse aux investisseurs, la matérialité « à impact », elle, semble plus largement destinée à fournir des informations aux décideurs publics, à la société civile et à ses observateurs scientifiques.
Le changement de paradigme semble majeur et s’inscrit dans une tendance qui vise à renforcer et préciser l’évaluation du choix des stratégies, plan d’actions, procédures et impacts réels des politiques RSE mises en place par les entreprises. Ainsi, de nouveaux indices dédiés à la mesure des impacts fleurissent, à l’instar de l’indice Vérité40 qui se propose de classer les 120 premières capitalisations boursières françaises en fonction de leur impact environnemental réel, en posant la question de savoir si la création de valeur couvre les dommages du CO2 sur l’environnement.
Des initiatives déjà déployées par certains acteurs privés comme la société à mission Pierre Fabre qui a développé en partenariat avec l’Afnor, le Green Impact Index composé de 20 critères socio-environnementaux. Cet outil de mesure est aujourd’hui utilisé par 200 entreprises dans le secteur de la cosmétique et a conduit l’entreprise Pierre Fabre à adapter les formules de 80% de leurs produits.
Le passage d’une logique de la mesure des moyens déployés à la mesure de l’impact s’inscrit plus largement dans un phénomène – particulièrement marqué en Europe – d’institutionnalisation de la RSE. Dans ce contexte, les démarches volontaires, et par là-même hétérogènes, des entreprises sont peu à peu remplacées par des exigences standardisées et réglementées.
Ainsi, la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), pour laquelle le Conseil et le Parlement Européen ont trouvé un accord provisoire le 14 décembre 2023, viendra renforcer les obligations de transparence sur les procédures de due diligence mis en place au sein des entreprises pour prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans leurs chaîne de valeurs. Plus exigeante que la loi sur le devoir de vigilance français, la directive devrait comprendre des sanctions allant jusqu’à 5% du chiffre d’affaires et la possibilité d’exclure l’entreprise des marchés publics. Si la logique, ici encore, est d’imposer un effort nouveau de reporting aux entreprises, elle devrait in fine permettre de fournir des informations précieuses pour apprécier, et le cas échéant sanctionner, les potentiels impacts négatifs des entreprises sur la société ou l’environnement eu égard aux mesures de remédiations des risques mises en place.
Dans ce contexte, les démarches éthiques et RSE semblent franchir un cap et devraient à l’avenir être de moins en moins appréciées à l’aune des efforts consentis par les entreprises mais de plus en plus par le prisme des effets réels de l’activité et de ces politiques, objectivés, mesurés, et contextualisés, de plus en plus précisément. Une « science de la donnée et une industrie de la vérification », selon les mots d’un expert du secteur, semblent appelées à naître.
Reste que le reporting est un exercice chronophage et porteur de risques éthiques. En premier lieu, il ne saurait devenir une fin en soi et devrait toujours rester un moyen au service de l’impact réel. Il ne peut se borner à être un simple exercice de communication – potentialité toujours existante dans la mesure où « les chiffres sont des êtres fragiles qui à force d’être torturés finissent toujours par avouer ce qu’on veut leur faire dire », selon les mots du statisticien et démographe Alfred Sauvy. D’autre part, le temps dédié à la mesure et au reporting de celle-ci ne doit pas remplacer le temps dédié à l’action !
Ces observations invitent à penser que si les directions éthique et RSE doivent mesurer et décrire le plus respectueusement possible les impacts réels de l’activité de leur entreprise sur la société et l’environnement, elles ne peuvent plus, à elles seules, être les porteuses de sujets devenus hautement stratégiques. Elles doivent donc multiplier au sein de leur organisation comme à sa périphérie des relais et des dépositaires des politiques d’éthique – de la lutte contre la corruption à la protection des droits humains et à la préservation de l’environnement.
Pour aller plus loin :
- 2 juin 2023, Challenges, Mélanie Tisserand-Berger : « L’entreprise ne décide pas du bien commun mais elle le met en œuvre »
- 8 septembre 2023, Le Monde, Florence Palpacuer : « La marchandisation de l’éthique est indispensable au fonctionnement du capitalisme contemporain »
- 10 octobre 2023, Le Monde, Comptabilité d’entreprise : « Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste »
- 16 octobre 2023, Novethic Essentiel, Tribune : pourquoi la double matérialité est indispensable, par Alexandre Rambaud
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