Sobriété ou pénurie : de la gestion de la rareté
L’humanité a-t-elle ouvert « les portes de l’enfer » en échouant jusqu’ici à se défaire de son addiction aux énergies fossiles ? Oui à en croire le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres qui affirmait par ailleurs, en septembre 2023 que « l’effondrement climatique avait commencé ». Coutumier de déclarations fracassantes, le portugais divise. Critiqué par certains pour le caractère trop alarmiste de ces propos, il est soutenu par d’autres qui considèrent qu’il participe ainsi à une « révolution sémantique » nécessaire au regard des enjeux actuels.
Ainsi 2023 est d’ores et déjà considéré comme « l’année la plus chaude jamais enregistrée dans l’histoire » selon l’observatoire européen Copernicus, qui met en avant « six mois et deux saisons records pour l’année ». Un changement climatique si brutal et si soudain que la très prestigieuse revue de l’Académie nationale des sciences des Etats-Unis n’a pas hésité à publier, en mars 2022, un article invitant les scientifiques à reconsidérer plus rigoureusement les risques « d’effondrement de la société à l’échelle mondiale, voire d’extinction de l’Humanité » à horizon 2100.
Mais une urgence peut en cacher une autre. Ainsi parmi les dix limites planétaires communément admises, l’effondrement de la biodiversité et du vivant – auxquels l’espèce humaine appartient et ne saurait se soustraire – continue d’inquiéter au plus haut point la communauté scientifique. Elisabeth Borne, première ministre française, l’a reconnu le 27 novembre 2023 devant les membres du Comité national de la biodiversité, « l’effondrement de la biodiversité est si fort, si généralisé » qu’il représente « une menace existentielle pour nos sociétés ».
Dans ce contexte, les débats sur les moyens de mettre en œuvre la nécessaire transition écologique restent tempétueux. Ainsi, la sortie des énergies fossiles, condition d’atteinte future de la neutralité carbone en 2050, a fait l’objet d’âpres débats lors de la COP28 qui s’est tenue du 30 novembre au 13 décembre à Dubaï aux Émirats arabes unis. Plutôt qu’une « sortie » l’accord final mentionne une « transition hors » des énergies fossiles, ce qui constitue néanmoins une avancée inédite !
Cette transition énergétique induit une réduction en absolu de la consommation d’énergie finale – de l’ordre de 40% dans le cas de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) française. Pour ce faire, deux leviers – distincts bien que parfois utilisés de manière indifférenciée – existent. Le premier, la recherche d’efficacité énergétique vise à réduire la quantité d’énergie utilisée pour satisfaire un besoin constant en privilégiant pour cela le système le plus économe. Le second, la sobriété, consiste à questionner les besoins de façon à prioriser les plus essentiels et à abandonner les plus superflus.
En France, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a vanté le second procédé, en diffusant des spots publicitaires mettant en scène des « dévendeurs », faux conseillers qui incitent à moins consommer. La campagne humoristique s’est attirée l’ire des fédérations de commerçants à la veille du Black Friday, en même temps qu’elle a provoqué de vives dissensions au sein du gouvernement français.
Mais bien plus que du fait des nécessités environnementales, les efforts de sobriété récents – la consommation d’énergie a baissé de l’ordre de 12% en France depuis 2022 – s’expliquent d’abord par un renchérissement du coût de l’énergie, et notamment du gaz naturel à la suite de la guerre en Ukraine. De la même manière, la « déconsommation » alimentaire en France, inédite depuis les années 80 et véritable « tsunami » selon Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, s’explique en premier lieu par l’inflation galopante en Europe. Dans ces cas, il s’agit donc moins de sobriété, effort volontaire et choisi, que d’une forme d’austérité subie.
Car au-delà des impératifs environnementaux, la question de la disponibilité des ressources tend à se faire de plus en plus en vive. La croissance de la population et de la demande en nourriture, énergies et matériaux continuent d’épuiser des stocks de ressources limitées. Tensions sur l’approvionnement en gaz, risque de pénurie sur le sable nécessaire au secteur de la construction, sur le cuivre, matériel indispensable à la transition énergétique, et même en eau, partout autour du monde, en Europe comme à Mayotte. Cette liste non-exhaustive rappelle les limites de la gestion des ressources essentielles par le seul facteur prix dans un environnement sous contrainte.
Dans ce contexte, alors que le président français, Emmanuel Macron, annonçait en 2022 « la fin de l’abondance », la présidente de la Commission Européenne, Ursula Von der Leyen, a prononcé en mai 2023 le discours d’ouverture d’une conférence intitulée « Au-delà la croissance » organisée par le Parlement européen dans lequel, reprenant les mots de Robert Kennedy, elle affirme : « le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue : la santé de nos enfants, ou la gaieté de leurs jeux».
Un signal fort envoyé à destination des partisans d’un modèle économique post-croissant ou décroissant, traduction macroéconomique l’échelle des efforts de sobriété à l’échelle micro-économique. Le second terme est défini par Timothée Parrique, économiste et auteur d’une thèse à succès sur le sujet, comme « la réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches, pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant la qualité de vie. »
Une position finalement assez consensuelle parmi la communauté scientifique, pour qui l’hypothèse d’un découplage entre PIB et émissions de CO2 reste une hypothèse improbable et qui, selon une étude parue en 2023 dans la revue scientifique Nature Sustainability, considère à 73%, qu’il est nécessaire d’envisager des stratégies d’accroissance ou de décroissance afin de remplir les objectifs de durabilité. Au-delà des impératifs climatiques, la raréfaction des ressources ne l’impose -t-elle pas ?
Comment une telle politique devrait-elle s’incarner en entreprise ? Le peut-elle seulement ? La question fait l’objet de nombreux travaux de recherche et ouvre des interrogations relatives à la mesure de l’activité, à la gouvernance des entreprises et aux façons de produire et de partager les richesses créées. (Voir la partie « Du reporting à l’impact »). Une tâche dantesque mais indispensable selon le Centre des jeunes dirigeants (CJD) qui appelle, par la voie de sa présidente, Mélanie Berger, à une « révolution copernicienne » et ose affirmer, dans une tribune publiée par le journal La Croix en août 2023, qu’aujourd’hui « défendre la décroissance c’est être pragmatique et raisonnable ».
Pour aller plus loin :
- 25 mars 2022, PNAS, Climate Endgame: Exploring catastrophic climate change scenarios
- 15 mai 2023, Discours de la Présidente von der Leyen à l’occasion de la conférence « Au-delà de la croissance » organisée au Parlement européen
- 4 août 2023, La Croix, Jeunes dirigeants : « Défendre la décroissance c’est être pragmatique et raisonnable»
- 14 août 2023, Eco-Business, Climate experts from Global South cool on degrowth: survey
- 23 novembre 2023, Le Point, Publicité de l’Ademe: les “dévendeurs” ne font pas rire les commerçants à la veille du Black Friday
- 11 décembre 2023, Novethic, Déconsommation alimentaire du jamais vu depuis les années 80
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