Librairie de l’Éthique – 14 octobre 2025
Le 14 octobre 2025, le Cercle d’Éthique des Affaires recevait Guido Palazzo, professeur d’éthique à l’Université de Lausanne, et reconnu comme appartenant au 2% des scientifiques les plus influents du monde en 2025 selon l’Université de Standford pour un échange à bâton rompus autour de son dernier ouvrage « Dark Pattern : the hidden dynamics of corporate scandals » (pas encore traduit en français), co-rédigé avec Ulrich Hoffman, également professeur dans la même université.
Sans proposer de recension exhaustive de cet ouvrage – nous vous conseillons de le lire ! – il semble fécond d’en partager ici quelques thèses à garder en tête en tant que managers, RH, chargé de l’éthique et de la conformité, ou simplement salariés et citoyens.
Le mythe de la « brebis galeuse »
Figure souvent centrale du récit médiatique autour des scandales d’entreprise, la « brebis galeuse », « le mouton noir », la « pomme pourrie » – PDG manipulateur, trader hors la loi, ingénieur perfide, syndicaliste irascible – demeure un expédient convenu et commode pour désigner rapidement un coupable, canaliser l’indignation et recouvrir d’un voile pudique une affaire embrassante.
Séduisant et rassurant, ce récit s’avère pourtant largement faux à en croire Guido Palazzo et Ulrich Hoffman. Ayant étudié pour cet ouvrage plusieurs cas réels de scandales d’entreprise, les deux auteurs mettent en lumière le fait que ces derniers soient moins le fruit d’individus exceptionnels par leur immoralité que de contextes organisationnels singuliers qui transforment, peu à peu, des personnes ordinaires en acteurs de dérives extraordinaires.
Si nous résistons parfois à cette analyse, c’est car, selon les auteurs, deux biais cognitifs nourrissent notre aveuglement. Le premier relève d’une erreur fondamentale d’attribution, qui nous pousse à expliquer les comportements par la personnalité plutôt que par le contexte. Le second est l’illusion de supériorité morale : la croyance que nous serions incapables d’agir comme les personnalités dont la presse nous rapporte les méfaits.
Pourtant ces scandales concernent parfois des centaines, voire des milliers de salariés. Comment pensez dès lors qu’une telle concentration de « brebis galeuses » puissent avoir eu lieu sans prendre le temps d’interroger le contexte et l’organisation qui ont rendu cette défaillance collective possible ?
Les structures invisibles de la dérive
Pour répondre à cette question, les deux auteurs ont identifié neufs éléments récurrents dans les grandes affaires contemporaines qu’ils ont étudiées. Sans prétention d’exhaustivité, mentionnons ici certaines.
La culture managériale diffusée par les dirigeants de l’entreprise en est une première. Lorsqu’une ou plusieurs figures autoritaires émanent de la gouvernance, un climat de peur, propice à la dérive éthique, est susceptible de s’installer. Ainsi, s’appuyant sur le cas de Volkswagen, pré-scandale du Diesel Gate, les auteurs rapportent que certains salariés décrivaient leur environnement de travail comme « la Corée du nord sans les camps ». Prononcer le mot « problème » y était interdit et plusieurs humiliations publiques et licenciements arbitraires avaient fini par rendre tout acte de désobéissance ou d’opposition périlleux.
A ce climat de peur peuvent s’ajouter des objectifs irréalistes qui se transforment bientôt en injonctions intenables poussant les individus à la transgression : ingénieurs sommés d’imaginer l’impossible, vendeurs écrasés sous des objectifs quotidiens ou encore, dans le domaine du sport, athlètes contraints de se doper pour rester au niveau…
Ces injonctions peuvent être d’autant plus mortifères lorsqu’elles se doublent d’incitations économiques individuelles ou collectives réduites à des indicateurs (KPI) uniques : vitesse de production, volume de vente, coût à la pièce… Les bonus façonnent dès lors des comportements étroits, indifférents aux conséquences. Sur ce point, auquel le Cercle a déjà consacré certaines réflexions[1], difficile de ne pas faire le lien avec les travaux du biophysicien, Olivier Hamant, qui met également en garde contre la recherche de maximisation de la seule « performance » au moyen d’indicateurs restreints, auxquels il serait préférable selon lui de substituer une recherche de robustesse qui suppose la prise en compte de plus nombreux facteurs[2]. Une convergence d’analyse qui semble intéressante à souligner.
Enfin, Guido Palazzo et Ulrich Hoffman mettent en garde sur l’utilisation qui est faite du langage. Soit que celui-ci s’appuie sur un champ lexical guerrier – « abattre l’ennemi », « gagner à tout prix », invitant tendancieusement à se saisir des codes de la guerre et à ignorer un certain nombre de règles durant ce temps, soit que celui-ci soit manipulatoire et recourt à des euphémismes séduisants : « comptabilité créative » ou « optimisation des ressources humaines », soit, comme dans certaines start-up ou entreprises qui se veulent disruptives qu’il devienne quasi messianique : « nous changeons le monde », « nous ne suivons pas les règles », etc. Or, les récits et les discours retranscrivent la réalité comme ils la conditionnent et l’influencent.
L’éthique comme un muscle
Face à ces dérives, les programmes de conformité et les dispositifs de prévention des risques se multiplient : formation en ligne, cartographie des risques, procédures, codes de conduite. Mais pour les deux auteurs, ces dispositifs aussi sophistiqués soient-ils ne sont pas suffisants pour lutter contre une culture organisationnelle qui serait défaillante.
Pour éviter ce piège Guido Palazzo et Ulrich Hoffman invitent plutôt à penser l’éthique comme un exercice culturel quotidien et partagé – un « muscle qu’il faut entraîner plutôt qu’un manuel à consulter en cas de crise ». Selon eux, cette transformation doit se penser à plusieurs niveaux.
D’abord par un changement de paradigme stratégique, en sortant de logiques de maximisation d’indicateurs restreints pour favoriser une approche holistique qui cherche à équilibrer et préserver les intérêts des différentes parties prenantes, y compris ceux de la société et de l’environnement.
Puis par l’effort de normalisation du discours éthique qu’il s’agit d’ancrer dans les discussions du quotidien managérial en questionnant des dilemmes, débattant de signaux faibles ou en reliant les décisions concrètes aux valeurs défendues.
Et enfin en protégeant les voix dissonantes, sur le long-terme, tout en sanctionnant les individus, y compris les « performers », aux pratiques douteuses.
Pour les deux auteurs, les scandales n’éclatent jamais « par surprise ». Bien au contraire ils sont précédés de signaux faibles qu’il s’agit d’être capables de détecter. Cet exercice repose sur une vigilance collective et une culture autorisant, au moyen de dispositifs, de lieux et d’espaces d’interroger ses propres angles morts en refusant les rationalisations faciles. Des objectifs exigeants mais mobilisateurs pour les directions éthique et conformité et les individus qui les composent et à qui nous recommandons vivement cette saine lecture !
[1] Voir par exemple : https://cercle-ethique.net/cea-publications/la-mesure-de-lethique-et-lethique-de-la-mesure/
[2] Pour aller plus loin, voir par exemple : https://tracts.gallimard.fr/products/tracts-n-50-antidote-au-culte-de-la-performance-la-robustesse-du-vivant