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La mesure de la performance extra-financière, bien que nécessaire à l’évolution des entreprises vers une meilleure prise en compte des enjeux éthiques de leur modèle d’affaire (financiers, sociaux, environnementaux, sociétaux), est insuffisante pour assurer à elle seule une véritable transformation. Pire, elle pourrait parfois s’avérer contreproductive. Dans ce contexte, il appartient aux E&C officers d’accorder une attention soutenue à la pertinence des KPI[1] qui mesurent, orientent voire définissent la stratégie extra-financière de leur entreprise pour poser un curseur équilibré entre la mise en œuvre effective des politiques d’éthique et leur juste appréciation.
La nécessaire notation ESG
Depuis quelques années, une pression diffuse s’exerce sur les entreprises pour favoriser l’intégration d’une démarche éthique dans la conduite de leurs affaires. Cette tendance de fond vise, tout à la fois, à prévenir les risques d’atteinte à la probité et les scandales financiers ou médiatiques qui peuvent en découler (voir par exemple l’affaire Enron, Volkswagen ou encore celle du Mediator), à assurer des conditions de travail dignes aux individus (en s’attaquant à l’esclavagisme moderne comme aux pratiques de harcèlement moral) et à permettre une meilleure prise en compte des limites environnementales (entre dérèglement climatique, pollutions diverses et effondrement de la biodiversité).
La tâche, d’ampleur, est portée par diverses réglementations dont le périmètre ne cesse de s’étendre. En Europe, et en France notamment, les entreprises auront successivement dû se conformer à la loi Sapin II relative à la lutte contre la corruption, à la loi NRE[2] et au devoir de vigilance[3] en matière sociétale et environnementale, au RGPD[4] en matière de protection des données personnelles et, plus récemment à la loi PACTE, qui leur offre la possibilité de se doter du statut d’entreprise à mission… Cette liste n’étant, bien entendu, pas exhaustive.
Pour rendre compte de leur engagement sur ces différents sujets, les entreprises ont, de manière contrainte ou volontaire, produit un grand nombre d’informations dites extra-financières censées refléter la qualité de leurs politiques éthiques. Lui-même soumis à une pression similaire, le secteur financier a développé la notation extra-financière dite ESG (pour environnemental, sociétal et de gouvernance) lui permettant notamment de proposer des investissements “responsables”.
Alors que pour l’instant plusieurs cadres de reporting extra-financier coexistent, la Commission Européenne sous la responsabilité de l’EFRAG, travaille actuellement à l’harmonisation des normes européennes de reporting en matière de durabilité. Les résultats de ces travaux, très attendus, devraient influencer positivement la prise en compte des enjeux éthiques par les entreprises en permettant une meilleure comparabilité des informations transmises entre les entreprises, les secteurs d’activité, etc. Il convient donc à priori de s’en réjouir !
Des limites à la démarche
Pour autant, certaines limites propres à cette démarche semblent ici devoir être mentionnées. La notation ESG, empruntant sa logique à la notation financière car développée par les mêmes acteurs, repose bien souvent en dernier lieu sur des chiffres… qu’il convient de contextualiser au risque de leur faire dire tout et leur contraire ! Comme le rappelait élégamment Alfred Sauvy, “les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire”…
Certaines données en matière financière ou environnementale doivent sans aucun doute être connues et détaillées : pourcentage d’impôt sur les sociétés payés par pays, rejet de Gaz à Effet de Serre (GES) en fonction des différents scopes, etc… Mais rappelons que tout n’est cependant pas quantifiable, et que la volonté de traduire systématiquement en langage mathématique l’action humaine reste vaine. L’éthique, cette discipline qui doit mener à s’interroger sur les critères d’une vie bonne et juste, ne saurait en aucun cas y être réductible. La récente et infructueuse tentative de modéliser un jugement moral par une IA en est d’ailleurs une illustration remarquable[5].
Outre cette première limite, il convient de veiller à ce que le moyen ne devienne pas une fin. Alors que la notation extra-financière impose de plus en plus une « obligation de transparence », celle-ci ne doit pas venir remplacer le « devoir d’agir » qu’elle est censée servir. Sans objectif autre que la transparence, il y a fort à parier qu’aucune réelle transformation des entreprises n’ait lieu. En d’autres termes, la multiplication actuelle du nombre de données chiffrées n’est pas une garantie solide de la qualité des politiques déployées. Pire, elle pourrait donner lieu à une homogénéisation des pratiques, soit un nivellement par le bas ou une réduction à la moyenne, par laquelle chaque entreprise, observant ses concurrents directs et soumis à la pression des actionnaires, ne souhaiterait pas aller plus loin qu’un engagement moyen de secteur.
Ces dernières remarques apparaissent d’autant plus cruciales qu’étant contraintes en termes de ressources, les directions éthiques et RSE d’entreprises dédient déjà entre un quart et un tiers du temps total des équipes à faire du reporting… Une proportion déjà importante qui, si elle augmentait encore, viderait en partie de son sens le travail de ces équipes.
Éthique du chiffre
En tant que maison des praticiens de l’éthique en entreprise, le Cercle d’Éthique des Affaires juge nécessaire de rappeler que la transformation attendue des entreprises ne saurait advenir par la simple harmonisation et développement de la notation ESG, aussi utile que celle-ci puisse être par ailleurs. Moyens au service d’une fin, les solutions techniques que sont l’instauration de « KPI éthiques » ne donneront que peu de résultats sans socle culturel partagé, sans imaginaire collectif positif, sans ambition supérieure commune.
Pour les professionnels de l’éthique en poste dans les entreprises, cela signifie qu’il reste nécessaire, comme leur mission les y invite par ailleurs, à questionner la pertinence de ces informations extra-financières et à pratiquer, finalement, une « éthique du chiffre ».
Dans un contexte où la mesure quantitative devient parfois un indicateur stratégique de premier plan, il convient de l’enrichir le plus systématiquement possible d’informations qualitatives issues de la réalité concrètes du terrain. Déployé par le Cercle d’Éthique des Affaires en partenariat avec le Groupe La Poste, le Baromètre du Climat éthique s’astreint, par exemple, à agréger un maximum d’informations qualitatives sur le déploiement de la culture éthique au sein des grandes entreprises. Ainsi, il permet, au-delà des chiffres tels que le nombre de personnes formées, de se rendre compte du niveau de compréhension du sujet par les collaborateurs.
Si ce type d’information et d’enquête s’avèrent souvent bien plus complexes et plus coûteuses à mettre en place, à recueillir et à analyser, leur contenu indiquent en revanche bien mieux le véritable niveau d’engagement des collaborateurs et donc de l’entreprise elle-même.
Enfin, la réflexion éthique peut conduire au refus de certains indicateurs chiffrés. A titre d’exemple, s’il convient de mesurer le temps de traitement d’une alerte éthique, ce chiffre ne saurait devenir un objectif en tant que tel… Comment s’engager sur un traitement de temps standard pour des affaires qui peuvent varier du tout au tout ? La pression qu’un tel objectif fait peser n’est-elle pas contraire à l’impératif de qualité avec laquelle l’enquête doit être mener ?
Sur son propre périmètre aussi, le professionnel de l’éthique doit donc faire preuve de réflexivité en s’interrogeant sur la qualité des indicateurs chiffrés qui orientent la stratégie extra-financière de son entreprise… Ne pas le faire, laisse courir le risque d’être rattrapé par les logiques pernicieuses contre lesquelles il est censé s’opposer.
[1] Key Performance Indicator ou indicateur clé en français
[2] La loi NRE ou loi relative aux Nouvelles Régulations Économiques de 2001, renforcée par la loi Grenelle II de 2010 rend obligatoire pour certaines grande sociétés la publication d’un rapport extra-financier.
[3] La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ou Loi Potier a été adoptée en 2017. Elle contraint les plus grandes sociétés à publier un plan de vigilance qui permette d’identifier et de prévenir les risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement.
[4] Le Règlement Général sur la Protection des Données Personnelles (RGPD) adopté par le Parlement Européen en 2016 et entré en vigueur en 2018 renforce et unifie le droit à la protection des données personnelles à l’échelle de l’UE.