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La récente affaire qui a mené la Banque Mondiale à annuler la publication de son rapport Doing Business rappelle la nature hautement stratégique des métriques dans l’économie mondiale et la nécessité pour les États et les acteurs économiques de participer activement à leurs définitions sous peine d’être soumis à celles définies par leurs concurrents.

Scandale à la Banque Mondiale

L’affaire est si grave qu’elle a conduit la Banque Mondiale à renoncer à la publication de son célèbre rapport « Doing Business » par lequel elle mesurait la facilité de faire des affaires à travers le monde.

Déjà critiqué pour ses biais méthodologiques, la révélation, dès 2016, de soupçons sur d’éventuelles manipulation de données avait conduit l’organisation à interrompre sa parution. L’enquête indépendante diligentée pour lever ces doutes aboutit aujourd’hui à des conclusions d’un gravité accablante.

L’ancienne directrice générale de la Banque Mondiale, actuellement en poste au FMI, est ainsi accusée d’avoir exercé des pressions pour améliorer le classement de la Chine dans ce rapport dont la légitimité de l’émetteur en avait fait une véritable « Bible » des agences de notation financière.

Outre la juste indignation que la corruption morale de cette fonctionnaire internationale inspire, gardons à l’esprit les terribles conséquences matérielles que ces manipulations ont pu avoir sur les économies de certains pays, sur leur secteur privé et leur population… Combien d’investissements non réalisés et d’emplois perdus de ce fait ?

La tyrannie des métriques

Au-delà du scandale, cette actualité rappelle avec force la prodigieuse influence des indicateurs chiffrés sur la marche du monde (économique). Acteurs du secteur privé comme pouvoirs publics ont fait de ces fameux KPIs – pour Key Performance Indicators – les véritables boussoles de leur stratégie, pour le meilleur comme pour le pire.

Comme le rappelle l’historien américain Jerry Z. Muller dans son ouvrage « The Tyranny of Metrics » (paru en 2018), si les métriques s’avèrent être des outils utiles et fiables lorsqu’elles sont exploitées de manière prudente et circonstanciée, elles possèdent également leurs limites.

La première relève d’une évidence qu’il convient néanmoins de rappeler : tout ce qui importe n’est pas forcément mesurable, et tout ce qui est mesurable n’est pas forcément pertinent ! En outre, comme n’importe quel outil technique, l’indicateur chiffré, ne saurait être neutre : sa définition relève de partis pris et intègre certains présupposés propres à ses auteurs.

Ainsi, plusieurs experts ont démontré que les scores attribués aux pays par le rapport « Doing Business » avantageaient significativement les États disposant d’un système juridique de type anglo-saxon au détriment des États ayant un droit de tradition civiliste (comme la France notamment). Sans parler de la forte influence des théories économiques néolibérales – fortement remises en cause aujourd’hui – sur ce classement…[1]

Des éléments qu’il convient de garder à l’esprit toutes les fois où un indicateur chiffré tend à diminuer, voire à remplacer, une analyse critique de la situation. D’autant que, comme le rappelle Jerry Z. Muller, s’appuyant sur la loi de Campbell : « plus une mesure quantitative est visible et utilisée pour prendre des décisions importantes, plus elle sera manipulée, ce qui aura pour effet de déformer et de corrompre les processus exacts qu’elle était censée contrôler ». Quelle terrible illustration de cette loi l’affaire de la Banque Mondiale vient-elle de nous offrir !

Les indicateurs ESG : éléments de souveraineté

Les mêmes critiques peuvent être faites en matière de notation extra-financière et notamment à propos des indicateurs relatifs à la gouvernance intègre des entreprises, au respect des droits de l’Homme et à la préservation de l’environnement.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’hégémonie de l’indice de perception de la corruption Transparency International et son utilisation, parfois mécanique, par les entreprises pour mettre en place des politiques de lutte anti-corruption reste discutable : méthodologie aisément contestable, origine des financements déséquilibrés, données partielles – voire partiales ? – etc[2].

Ce constat met en lumière l’impérieuse nécessité de transparence, de probité et d’indépendance (stratégique comme économique) dans la définition et la construction des métriques de référence. A l’heure où l’information et la notation extra-financière s’institutionnalisent, notamment au niveau européen avec les travaux de l’EFRAG, la vente des agences de notation extra-financières françaises à des acteurs nord-américains, ou la désignation de la société de gestion basée à New-York, Black Rock, comme conseillère de l’Europe pour la définition des critères ESG applicables à la finance, inquiètent à juste titre.

La nécessaire transition environnementale ainsi que les considérations relatives au respect des droits humains dans les chaînes de valeur, rendent hautement stratégiques les futurs indicateurs chiffrés ESG. Il ne fait nul doute que ces derniers auront de redoutables conséquences – positives comme négatives – sur les économies nationales et les portefeuilles privés. Aussi, il convient de rappeler qu’il tient aux États européens, comme à leurs entreprises, de participer de façon proactive à la définition de ces futures normes, au risque de répéter des erreurs déjà commises dans le passé et d’en payer un jour le prix élevé.

Louis Colin

[1] Voir par exemple : « Rating the Law: How Financial Rating Agencies are Assessing the Legal Risks of Financial Transactions”, disponible ici : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1137896

[2] Pour aller plus loin, voir notamment : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-les-limites-de-lindice-corruption-de-transparency-international-1166813

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