De la gestion des parties prenantes à la démocratie d’entreprise
L’année 2023 a été marquée par l’adoption, le 31 juillet, des nouvelles normes d’information sur la durabilité des entreprises (les Europeans Sustainability Reporting Standards, ESRS) à l’échelle de l’Union Européenne. Elles donnent corps aux obligations découlant de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) dont le texte final a été publié au Journal Officiel de l’Union Européenne le 16 décembre 2022, transposée en droit national français par une ordonnance en date du 7 décembre 2023.
Renforçant significativement les exigences de reporting extra-financier, la CSRD vise, aux côtés de la réglementation SFDR (pour Sustainable Finance Disclosure Regulation) et de la taxonomie verte, à flécher plus massivement les flux de capitaux vers des activités durables et responsables. Parmi les 12 ESRS proposés, deux sont transversaux, cinq sont dédiés aux enjeux environnementaux, quatre aux problématiques sociales et un à la gouvernance et la conduite responsable des entreprises.
Chaque ESRS possède des Disclosure Requirements (DR), des points de reporting qui visent directement un indicateur, ou plus largement la description d’un processus mis en place au sein de l’entreprise concernée. A la lecture des exigences concernant les quatre volets sociaux – main d’œuvre de l’entreprise, employés de la chaîne de valeur, communautés affectées, consommateurs et utilisateurs finaux – il est intéressant de noter que la directive exige, pour chacun de ces groupes visés, que l’entreprise déclarante détaille un « processus d’engagement » ainsi que le moyen de « remédier aux impacts négatifs » qui les concerneraient et les « canaux leur permettant de faire part de leur préoccupation ».
La responsabilité sociétale d’entreprise, dont la définition est longtemps restée influencée par les travaux d’Edward Freeman sur les parties prenantes, semble trouver dans cette nouvelle exigence un aboutissement naturel. En standardisant la pratique du reporting extra-financier, la directive tend à rendre obligatoire la mise en place d’une véritable stratégie de gestion des parties prenantes et invite par conséquent les entreprises à mettre à disposition des moyens matériels et humains permettant l’entretien d’un dialogue continu avec celles-ci.
Cette tendance rejoint celle ayant conduit les entreprises à se doter de comités de parties prenantes à la suite, pour un certain nombre d’entre elles, de l’adoption d’une raison d’être ou du statut d’entreprise à mission. Selon le Baromètre RSE 2023 de Wavestone, 21% des entreprises françaises interrogées se seraient déjà dotées d’un tel comité et 30% seraient en cours de réflexion pour le faire.
En parallèle, la notion de parties prenantes tend à s’élargir du fait d’avancées juridiques récentes. Outre la consécration des « communautés affectées » par la CSRD, le recours à la notion de « générations futures » est de plus en plus récurrent dans les contentieux environnementaux. Ainsi, le Conseil Constitutionnel français a rendu le 27 octobre 2023 une décision remarquée en consacrant un droit des générations futures à « satisfaire leur propre besoin ». Une jurisprudence qui a d’ores et déjà fait des émules, l’enfouissement des déchets dans le dossier Stocamine ayant été bloqué pour ce motif à la suite d’un arrêt du tribunal administratif de Strasbourg, quelques semaines plus tard.
Des décisions similaires ont déjà été rendues en Allemagne – la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe ayant, en avril 2021, invalidé la loi sur la protection du climat à ce titre – et aux Etats-Unis, où un tribunal du Montana a reconnu, en août 2023, un droit à un environnement propre et sain et une obligation de l’État vis-à-vis des générations futures.
Dans ce contexte, certains observateurs imaginent l’instauration de nouvelles institutions représentantes des générations futures, telle qu’une « assemblée du futur » sur le modèle d’une chambre parlementaire ou d’un défenseur des droits dédiés à la protection de leurs intérêts. Si le secteur privé n’a pas vocation à créer de telles structures, ses représentants semblent en revanche avoir tout à gagner à intégrer ces évolutions juridiques dans leur réflexion relative à la gestion de leur parties prenantes.
Plus fondamentalement, les grandes entreprises semblent invitées, dans un contexte de péril environnemental et de mutations sociologiques majeures, et sous la pression des règlementations RSE nouvelles, à modérer les exigences et la mainmise de l’actionnariat sur la stratégie d’entreprise, caractéristique du capitalisme dit à l’anglo-saxonne, pour privilégier la conciliation des intérêts distincts et parfois divergents des différents groupes d’individus qui affectent ou sont affectés par le fonctionnement de l’entreprise. En prenant en compte l’ensemble des dimensions de l’activité de l’entreprise, elles passent de « la recherche d’un optimum économique à celle d’un optimum social » et environnemental, selon les mots d’Antoine Frérot, président du conseil d’administration de Veolia.
L’instauration progressive de « contrepouvoirs » à la gouvernance interne soumise aux décisions actionnariales, la recherche de regards extérieurs sur l’objet et le fonctionnement des entreprises conduit certains chercheurs à (re)poser la question de la démocratie en entreprise, une des rares « entités politiques » à demeurer une « zone franche dans lesquelles le projet démocratique, c’est-à-dire un gouvernement fondé sur la reconnaissance de notre égalité, est suspendu » selon les termes d’Isabelle Ferras, professeur à l’Université de Louvain et chercheuse associée à Harvard, coautrice avec plusieurs universitaires internationaux d’un ouvrage sur le sujet.
La démocratie doit-elle s’arrêter aux portes de l’entreprise ? Le peut-elle ? Alors qu’une forte attente de la part des salariés existe pour des modes de management plus horizontaux et une plus grande participation aux décisions collectives, selon le 2ème Baromètre de l’Entreprise de Demain réalisé par Opinion Way en 2022, 43% des salariés français n’ont jamais été consultés par leur entreprise sur des décisions stratégiques ou opérationnelles. Et les instances représentatives du personnel ne constitueraient pas un proxy satisfaisant : 80 % des représentants du personnel considèrent à ce titre que les débats en CSE n’ont pas fait changer le point de vue de la direction sur la stratégie de l’entreprise, selon le 2ème Baromètre relatif à l’état du dialogue social publié en avril 2023 par le groupe Alpha.
La situation semble pourtant intenable dans un contexte de plébiscite des formes de démocratie participative telles que les conventions citoyennes. Face à ces constats, la tendance semble donc imposer aux entreprises d’imaginer de nouveaux espaces de délibération avec leurs parties prenantes internes comme externes, tout en permettant à celles-ci d’avoir des compétences et des connaissances suffisantes pour intervenir de manière pertinente. Une voie pavée de difficultés mais qui pourrait permettre d’affermir et d’enrichir d’une diversité de point de vue les décisions arrêtées en entreprise.
Pour aller plus loin :
- 19 septembre 2023, L’ADN, Climat : des jeunes du Montana remportent une victoire historique
- 7 novembre 2023, Le Monde, Déchets toxiques de Stocamine : le « droit des générations futures » appliqué pour la première fois par la justice
- 7 décembre, Les Échos, La France publie ses nouvelles règles sur le reporting extra-financier
- 11 décembre 2023, Le Monde, Isabelle Ferreras, sociologue : « L’entreprise est une entité politique qu’il faut démocratiser ! »
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