L’avènement du devoir de vigilance, et avec lui, d’une conception élargie de la responsabilité sociétale des sociétés multinationales, amène les organisations à réfléchir sur les conditions de leur résilience. Quelles sont-elles, comment les appréhender et quel rôle les professionnels de l’éthique et la compliance doivent-ils jouer à cet égard ? Quelques pistes de réflexion.
Depuis 2017 et l’entrée en vigueur relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (dite Loi Potier), de nouvelles obligations ont émergé pour les entreprises en matière de maîtrise de risques et de conformité réglementaire, ajoutant généralement de nouvelles prérogatives aux fonctions E&C.
Désormais, les entreprises doivent mettre en œuvre un plan de vigilance leur permettant d’identifier les risques relatifs aux atteintes aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales, à la santé ou encore à l’environnement, et ce non seulement au sein de leurs propres activités, mais aussi chez leurs fournisseurs et partenaires commerciaux. Elles doivent aussi mettre en œuvre les procédures adéquates pour éviter ces atteintes et, le cas échéant, les compenser.
Ce faisant, le champ de la responsabilité sociétale des sociétés multinationales continue de s’élargir. Les attentes de la société civile et des législateurs envers l’entreprise se renforcent et se diversifient. Ce phénomène s’apparente à une véritable révolution culturelle obligeant progressivement les entreprises à une transformation en profondeur.
La question des frontières de la responsabilité éthique de l’entreprise
La question de la responsabilité éthique de l’entreprise par rapport à ses activités, au-delà de ses seules frontières nationales et/ou de ses activités propres n’est pas nouvelle. Ainsi elle s’immisce dans le débat public dès les années 90, et en 1996 notamment, lorsque le géant des équipements sportifs Nike se retrouve au cœur d’un scandale portant sur les conditions de travail au sein de sa chaîne de production. Le géant de l’habillement est alors suspecté de travailler avec des fournisseurs employant des mineurs. La polémique qui s’ensuit conduit l’entreprise à adopter une politique éthique relative aux conditions de travail qui s’applique à l’ensemble de ses usines comme à celles de ses fournisseurs.
Depuis, les débats relatifs à la responsabilité sociétale de l’entreprise n’ont fait que s’intensifier. Face aux multiples crises sociales et écologiques contemporaines, les activités des entreprises multinationales, et leurs conséquences environnementales et humaines, sont de plus en plus soumises à interrogation et remises en causes. Ainsi, lorsqu’en 2013, un immeuble dans lequel travaille des fournisseurs d’une célèbre marque de prêt-à-porter européenne, le Rana Plaza, s’effondre au Bangladesh, c’est toute l’industrie de la mode qui est pointée du doigt, pour ne pas avoir suffisamment garanti la sécurité des conditions de travail de ses fournisseurs.
Ces préoccupations, de plus en plus vives dans la société civile, conduisent de nombreux législateurs à réagir. Alors que la France se dote de la loi sur le devoir de vigilance, au Royaume-Uni c’est le UK Modern Slavery Act qui est adopté, en Californie, le Transparency in Supply Chains Act. Dernière confirmation de cette tendance de fond, la volonté affichée de l’Union Européenne d’adopter une Human Rights Due Diligence Legislation, comme celle de la Suisse ou des États-Unis d’interroger la responsabilité de leurs multinationales du fait des conditions de travail dans leur chaîne d’approvisionnement.
Vers une conception élargie de l’éthique en entreprise
L’entreprise doit donc être désormais attentive à ce qui se passe tout au long de sa chaîne logistique et s’y assurer du respect des obligations légales et réglementaires. Mais ce n’est pas tout. La notion même de responsabilité s’élargit.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement la conformité réglementaire qui est attendue des entreprises, mais le respect de principes éthiques beaucoup plus larges, incluant les dimensions sociales, humaines, culturelles et environnementales. Et ce, alors même qu’elles ne sont pas toujours assises sur une base légale identifiée.
Ainsi, récemment, le PDG de Rio Tinto a été limogé suite à la destruction par l’entreprise de sites aborigènes sacrés en Australie[1]. Une opération certes légale, mais à l’évidence en décalage avec les principes éthiques qui prévalent désormais dans la gouvernance des entreprises. La liste des sujets sur lesquels les entreprises sont désormais attendues ne cesse de s’élargir, intégrant progressivement des enjeux para-réglementaires, de la lutte contre le réchauffement climatique aux préoccupations liées à la diversité.
Un nouveau défi pour les professionnels de l’éthique
Dans ce contexte d’émergence d’un devoir de vigilance élargi, la responsabilité des professionnels de l’éthique est en constante évolution. Les nouveaux mécanismes à mettre en œuvre dans le cadre du devoir de vigilance s’ajoutent à ceux qui existent déjà au sujet des enquêtes internes, des mécanismes d’alerte et des procédures de due diligence relatives à la conformité anticorruption. Ils s’ajoutent aussi, plus largement, aux réflexions que les entreprises mènent de plus en plus au sujet de leurs valeurs, de leur mission et in fine de leur raison d’être.
Une multiplicité d’acteurs sont donc amenés à interagir sur ces sujets : les départements de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise, les directions des Ressources Humaines, les directions juridiques… Mais aussi, les éventuels comités ad-hoc liés à la raison d’être, aux parties prenantes ou aux valeurs de l’entreprise.
Le défi pour l’entreprise est donc de définir un cadre à la fois suffisamment global pour répondre aux exigences d’une conception de plus en plus large de ses responsabilités éthiques, sociales et environnementales. Or les outils institutionnalisés manquent encore. S’il existe bien des cadres normatifs donnant des lignes directrices (Lignes directrices de l’OCDE, Objectifs du Développement Durable), les dispositifs opérationnels sont peu nombreux ou encore confidentiels.
De nouveaux défis émergent et notamment celui consistant à trouver la bonne articulation entre réponses aux impératifs réglementaires et réponses aux revendications sociétales. Dès lors il convient d’inventer les outils capables de cartographier et de détecter de nouvelles formes de risques, tout en inventant des modalités permettant de faire travailler ensemble des territoires variés de l’entreprise, sur des missions qui parfois se recoupent. L’exercice, complexe, impose aux entreprises d’identifier clairement les valeurs sur lesquelles elles entendent faire reposer leur action, ainsi qu’une agilité et une capacité d’anticipation sans cesse renouvelées.
L’enjeu est de taille et dépasse largement celui de la conformité réglementaire. Il interroge plus fondamentalement sur la réputation et l’image de marque de l’entreprise et finalement sur sa résilience et sa capacité à survivre dans un environnement globalisé et hautement concurrentiel.
[1] https://www.challenges.fr/finance-et-marche/depart-du-pdg-de-rio-tinto-apres-la-destruction-de-deux-sites-aborigenes_726706
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