La prise en compte et le respect par les entreprises multinationales des droits de l’Homme dans la conduite de leur activité fait aujourd’hui l’objet de nombreuses attentes, notamment en Europe où les législateurs ont adopté des positionnements volontaristes. Mais les politiques mises en place par les entreprises depuis une dizaine d’années portent-elles leur fruit ? Difficile à mesurer, à l’heure où l’Union Européenne porte l’ambition d’harmoniser et de renforcer l’environnement légal sur ce sujet. En entreprise, les process gagnent en maturité, y compris lorsqu’il faut évaluer les risques portés par les clients.

 

Droits humains, aller plus loin

S’il ne fait nul doute que la prise en compte par les entreprises multinationales des droits humains dans la conduite de leur activité a progressé depuis les années 2011 et la publication des principes directeurs de l’ONU et de l’OCDE, force est néanmoins de constater que certains indicateurs restent alarmants.

Ainsi, sur l’année 2020, l’OIT et l’UNICEF considèrent que près d’un enfant sur dix travaillaient, soit 160 millions d’enfants à travers le nombre, un nombre en augmentation pour la première fois depuis vingt ans[1] ! Par ailleurs, il resterait près de 27 millions de personnes en situation d’esclavage moderne et soumis à un travail forcé[2].

Une situation qui peut sembler paradoxale pour un observateur occidental, tant il existe de nombreux signaux faibles de la prise en compte croissante de ces enjeux par le monde des affaires.

Tandis que les investisseurs intègrent de plus en systématiquement la notation ESG – et donc le respect des droits humains par les entreprises – dans leur décision d’investissement, les employés, comme les ONG, et plus largement la société civile, apparaissent de plus en plus intransigeants vis-à-vis du comportement des organisations sur ces questions.

Toute atteinte ou violation peut dès lors mener à des risques de réputation ou de sanctions importantes : démission forcée des dirigeants[3], procès[4], campagne de « name and shame » sur les réseaux sociaux[5], etc. Des sujets qui mobilisent particulièrement en Europe, où les législateurs ont adopté des positionnements volontaristes.

L’Europe, figure de proue

Bien que les Nations-Unies continuent de porter le projet d’un traité international enjoignant les entreprises multinationales à respecter les droits de l’Homme dans leur activité, l’âpreté actuelle des négociations semble rendre impossible l’entrée en vigueur d’une norme onusienne contraignante à court terme.

Dans ce contexte, les pays européens, pas toujours favorables à un traité international, préfèrent légiférer à l’échelle nationale. Après le UK Modern Slavery Act de 2015, la France a fait figure de pionnière en adoptant en 2017 la loi devoir de vigilance imposant aux entreprises donneuses d’ordre d’établir et de publier un plan de vigilance permettant d’identifier et de prévenir, dans leurs filiales et chez leurs sous-traitants, les risques d’atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement.

Depuis cette législation a fait des émules : les Pays-Bas et l’Allemagne se sont dotés de réglementations similaires, tandis que d’autres y réfléchissent… En attendant le projet de directive européenne qui devrait harmoniser la cadre au niveau européen et ainsi garantir des conditions de concurrence équitables.

Le texte devrait être voté par le Parlement Européen en séance plénière en mai 2023 et concernerait environ 13 000 entreprises européennes et plus de 4 000 entreprises étrangères possédant une activité en Europe. Renforcement significatif envisagé par la législation européenne : la création d’un réseau d’autorités de contrôles nationales chargées de vérifier l’existence, la pertinence et la sincérité des plans de vigilance et dotées de moyen de sanctions.

Une disposition qui n’était pas prévue par la loi française, susceptible institutionnaliser encore plus le devoir de vigilance à l’échelle européenne.

L’entreprise (géo)politique

Légalement astreinte au respect des droits humains à travers le monde, les entreprises européennes pourraient en devenir des ambassadrices, exerçant de facto une forme de diplomatie d’entreprise complémentaire à celle, traditionnelle, émanant des consulats et des ambassades.

Une manière d’acter que l’activité des entreprises s’inscrit irrémédiablement dans la sphère (géo)politique (voir à ce sujet notre cahier des tendances 2022) ; la pression de la société civile ayant déjà préparé ce basculement, du départ de Total de Birmanie[6] jusqu’au retrait des sociétés européennes de Russie[7] après la guerre déclenchée par celle-ci à son voisin ukrainien.

Une noble et nécessaire responsabilité qui peut néanmoins rapidement tourner en véritable casse-tête dans un monde multipolaire où les droits humains peuvent parfois être perçus comme des chevaux de Troie d’un nouvel impérialisme occidental.

Comment sélectionner ses fournisseurs, ses sous-traitants, voire ses clients à l’heure où le nombre de démocraties dites « libérales » culmine à 34[8] dans le monde, le plus bas depuis 1995 ? La « Democracy Index Map » publiée annuellement par l’Economist Intelligence Unit rend graphiquement compte de cette difficulté.

Des dilemmes éthiques

Alors que les entreprises ne peuvent aujourd’hui s’astreindre à un strict friendshoring, soit le fait, comme y invitait la secrétaire au Trésor américaine Janet Yellen[9], de déterminer ses relations commerciales en fonction de la compatibilité de valeurs avec ses partenaires économiques, certaines d’entre elles mettent en place des procédures et des critères de sélection objectifs pour trancher.

Outre la chaîne de valeur en amont (sous-traitants et fournisseurs), l’exercice peut parfois porter sur les consommateurs ou utilisateurs finaux. C’est notamment le cas pour les entreprises proposant des biens dits à double usage, comme les logiciels, susceptibles d’être détournés par leurs acquéreurs.

Bien que la plupart du temps soumis à des réglementations d’export control, la vente de systèmes à certains clients peut générer en interne des dilemmes causés par des sensibilités éthiques et politiques différentes chez les collaborateurs. Des discussions qui peuvent rapidement mener à des impasses si elles ne sont pas encadrées par un processus réflexif et décisionnel partagé.

Confrontées à ces remous, certaines entreprises ont ainsi bâti des matrices d’aide à la décision qui permettent de guider la réflexion, grâce à des interrogations précises, et de mener à des discussions rationnelles aboutissant à des prises de décisions éclairées et comprises de tous les collaborateurs associés. Le client a-t-il été associé à des violations de droits humains récemment ? A-t-il publié une feuille de route sérieuse pour atteindre la neutralité carbone ? Etc.

Un processus qui permet une analyse case by case, la plus objective possible, et qui peut mener, lorsque l’entreprise considère qu’il n’existe aucune mesure de maîtrise des risques suffisante, à ne pas contracter avec un client dès lors que ce dernier risque d’en faire une utilisation inacceptable au regard des principes éthiques de l’entreprise vendeuse.

End-Users : un enjeu visé par la CSRD

Refuser un client pour des motifs éthiques, la posture peut sembler radicale. Néanmoins, la gestion des risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement relatif à l’usage des produits et services vendus tend à devenir un sujet de vigilance à part entière.

Ainsi, l’European Financial Reporting Advisory Group (Efrag), groupe d’experts consulté par la Commission Européenne pour définir les critères de la future Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) a dédié une norme aux « consommateurs et utilisateurs finaux », preuve de l’importance de la thématique.

La norme considère même ce groupe comme un « groupe clef de parties prenantes affectées ». Dans ce contexte, elles doivent publier des informations relatives à la manière dont elles recueillent les points de vue, intérêts et attentes des consommateurs et utilisateurs finaux ainsi que la façon dont ceux-ci influencent la stratégie et le modèle d’affaire de l’entreprise.

Une invitation à intégrer des parties prenantes externes pour discuter de la stratégie d’entreprise qui semble pour l’instant incompatible avec la criticité de certains sujets, traités généralement en Comité d’Éthique voire en Comex. L’apparition, à la suite de la loi PACTE, de « Comités de Parties Prenantes » composés d’expertises externes dans certaines entreprises semble néanmoins susceptible d’offrir un espace d’échange et de réflexion, moins opérationnel mais potentiellement stratégique, sur ces enjeux. Affaire à suivre…

[1] Voir par exemple : https://www.unicef.org/press-releases/child-labour-rises-160-million-first-increase-two-decades

[2] Voir : https://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/lang–fr/index.htm

[3] Voir par exemple : https://www.business-humanrights.org/fr/derni%C3%A8res-actualit%C3%A9s/australie-le-pdg-de-rio-tinto-feuilles-apr%C3%A9s-la-destruction-dun-site-aborig%C3%A8ne/

[4] Voir par exemple : https://www.business-humanrights.org/en/latest-news/laffaire-amesys/ ou https://www.capital.fr/entreprises-marches/travail-des-ouighours-zara-et-uniqlo-vises-par-une-plainte-en-france-1399675

[5] Voir par exemple : https://www.radiofrance.fr/franceculture/mouvement-de-soutien-aux-ouighours-les-jeunes-sont-avides-d-engagement-6663415

[6] Voir par exemple : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/21/total-annonce-son-retrait-de-birmanie-presque-un-an-apres-le-coup-d-etat_6110392_3210.html

[7] Voir par exemple : https://www.liberation.fr/checknews/guerre-en-ukraine-quelles-entreprises-francaises-ont-elles-maintenu-ou-arrete-leurs-activites-en-russie-20220505_ND2J46JCVRBRDEP6Z6DSV2BU5M/

[8] Voir : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/21/le-nombre-de-democraties-liberales-estime-a-seulement-34-n-a-jamais-ete-aussi-bas-depuis-1995_6155234_3210.html

[9] Voir par exemple : https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-06-22/what-friend-shoring-means-for-the-future-of-trade-quicktake

Crédit photo : Unsplash

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