Après avoir mis en place et communiqué sur leur dispositif d’alerte interne, la plupart des entreprises font aujourd’hui face à un flux croissant de signalements par cette voie. Pour traiter ces remontées de plus en plus nombreuses, les organisations sont dans l’obligation de définir et de mettre en œuvre des processus d’enquêtes internes. Pratique depuis longtemps répandue outre-Atlantique, l’enquête interne s’institutionnalise désormais en France. Ayant dédié plusieurs ateliers pratiques au sujet, le Cercle d’Éthique des Affaires constate la maturité grandissante de ses entreprises membres sur la question, aidées en cela par les autorités de régulation.

 

 

 

 

 

 

L’indispensable dispositif d’enquêtes internes

Rendus obligatoires par l’entrée en vigueur de la loi Sapin II en 2017, les dispositifs d’alerte interne sont devenus inévitables en entreprise. La plupart des salariés, 66% selon l’édition 2022 du baromètre du Climat Éthique[1], affirment avoir connaissance de son existence. Bien que des inégalités fortes existent entre les diverses catégories socio-professionnelles, seulement 55% des ouvriers affirment connaître le dispositif contre 78% des cadres, force est de constater une évolution générale positive : +14 points depuis 2018.

Cette hausse s’explique vraisemblablement par les efforts de communication entrepris par les organisations pour sensibiliser leurs collaborateurs à l’existence d’un tel dispositif. Il en résulte une hausse constante des signalements, années après années, qui fait peser sur les équipes E&C une charge de travail supplémentaire et croissante. Cette tendance devrait continuer à s’accentuer dans un futur proche, la transposition de la directive européenne sur les lanceurs d’alerte en droit français incitant fortement les entreprises à favoriser les signalements internes pour éviter d’éventuelles divulgations en externe[2].

Selon une enquête parue récemment[3], 61,11% des signalements effectués via le dispositif d’alerte interne conduisent au déclenchement d’une enquête. Ce chiffre démontre à lui seul le caractère désormais indispensable de l’investigation. L’actualité le suggère pareillement. Ainsi, en pleine campagne pour les élections législatives, le parti de la France Insoumise a dû diligenter une enquête concernant des allégations d’agressions sexuelles portant sur un candidat investi. Cet exemple illustre bien la nécessité pour les organisations, de quelque nature que ce soit, à pouvoir démontrer leur capacité à traiter de manière rigoureuse et rapidement les signalements qu’elles reçoivent.

  

Une institutionnalisation en cours

Le nombre d’enquêtes interne augmentant significativement, la pratique s’affine et se précise. Ainsi, la plupart des entreprises ayant témoigné lors du dernier atelier pratique du CEA disposent désormais de processus et de méthodologies clairement définis. Par ailleurs, les autorités administratives et judiciaires précisent leurs attendus en la matière[4].

Cette institutionnalisation de la pratique conduit généralement à la professionnalisation des enquêteurs internes et à l’instauration de comités de traitement des alertes et enquêtes.

Afin que les enquêtes puissent être conduites dans des conditions satisfaisantes et dans les meilleurs délais, la plupart des entreprises décident de créer des équipes d’enquêteurs internes spécifiques, généralement rattachées aux directions E&C. La professionnalisation des enquêteurs permet une meilleure qualité et homogénéité dans le traitement des signalements et évite de mobiliser des collaborateurs opérationnels – de facto juge et partie. Dans les plus grands groupes, on peut désormais compter jusqu’à un enquêteur équivalent temps-plein pour 9 000 collaborateurs.

Parallèlement, les organisations instituent des comités dédiés au traitement des alertes et des enquêtes, généralement placés sous l’autorité de la direction E&C.  Ces comités sont, en fonction des entreprises, permanents ou temporaires. Les premiers se réunissent de manière régulière pour traiter des affaires en cours et sont constitués autour de collaborateurs aux compétences complémentaires (juridique, RH, QHSE, médecine du travail, audit et contrôle interne, etc.), les seconds sont créés à l’initiative de la direction E&C pour traiter d’un signalement unique et ne sont constitués que des parties prenantes nécessaires au traitement de l’affaire donné. Alors que les comités permanents se distinguent par leur stabilité et l’homogénéité de leurs décisions, les comités temporaires semblent plus flexibles et réactifs.

 

Un besoin de pédagogie et d’acculturation

Si la pratique se démocratise et apparaît désormais comme un élément de bonne gouvernance au sein des directions générales, la majorité des experts entendus par le CEA soulignent l’importance de communiquer sur ces pratiques auprès des collaborateurs. Afin d’assurer un déroulé de l’enquête aussi rigoureux et serein que possible et de protéger les enquêteurs, il convient de rendre clair et accessible les procédures et méthodologies d’enquêtes.

Tout collaborateur partie prenante d’une enquête, que celui-ci soit victime, accusé ou témoin doit pouvoir comprendre les droits et obligations qui pèsent à son encontre dans ce contexte. Pour ce faire, certaines entreprises n’hésitent pas à mettre en place des communications dédiées : charte de l’enquête interne explicitant les principes, la procédure et les droits de chaque partie à l’enquête, articles de sensibilisation sur l’intranet, vidéos interviews des enquêteurs adressées aux collaborateurs… Autant de moyens qui s’ajoutent aux efforts de pédagogie dont doivent nécessairement faire preuve les enquêteurs lors du déroulé d’une investigation.

Si ces actions doivent permettent une meilleure acceptation des enquêtes internes parmi les collaborateurs elles ont aussi pour effet de favoriser la confiance de ces derniers dans le dispositif d’alerte pris dans son ensemble. Ainsi le Baromètre du Climat éthique du CEA révèle une corrélation positive entre la connaissance du dispositif d’alerte et de ces modalités par les collaborateurs et la confiance de ces derniers en sa fiabilité et sa capacité à garantir une juste protection du lanceur d’alerte.

 

Clôture et suivi de l’enquête

Alors que dans le recueil des alertes et la conduite de l’enquête, les pratiques tendent à s’harmoniser entre entreprises, des nuances apparaissent plus clairement dans les façons de clôturer et de suivre les conclusions des investigations. Plusieurs questions se posent alors : comment formulez les conclusions ? A qui les adresser et dans quel ordre ? Comment conserver les données de l’enquête ? Comment assurer la protection du lanceur d’alerte contre d’éventuelles représailles ?

Sans prétention d’exhaustivité, il semblerait que la majorité des entreprises préfèrent pour l’instant formuler des conclusions assorties soit de recommandations de sanctions soit indiquant un niveau de gravité de la faute commise. Ainsi la décision de sanction appartient généralement aux responsables hiérarchiques et des ressources humaines de la personne mis en cause sur la base de recommandation ou d’une « note de gravité ».

La plupart des entreprises informent ensuite de manière simultanée la victime et le mis en cause des conclusions de l’enquête. Néanmoins certaines organisations préviennent en amont les responsables hiérarchiques de ces personnes afin qu’ils puissent participer à la restitution des conclusions.

La clôture de l’enquête ne met pas ipso facto un terme à l’affaire examinée. Pour se prémunir contre d’éventuelles mises en cause émanant de poursuites judiciaires et pouvoir, dans ce cas, collaborer avec la justice, les entreprises se doivent donc de conserver les conclusions de leurs enquêtes. Si la CNIL impose des délais restreints de conservation, le guide AFA recommande une conservation de 6 ans. Dans tous les cas, il convient d’effectuer un arbitrage par les risques et de prévenir les autorités compétentes du choix retenu.

Enfin, il est indispensable d’assurer la protection du lanceur d’alerte contre toute forme de représailles. Pour ce faire, certaines entreprises ont décidé de reconnaitre, par écrit, le statut de lanceur d’alerte aux collaborateurs pouvant s’en revendiquer. D’autres préfèrent assurer un suivi dans le temps des personnes ayant effectué des signalements pour s’assurer que leur condition de travail ne se sont pas dégradées. Malgré ces avancées, des efforts restent à consentir de la part des entreprises pour rassurer les collaborateurs sur le fait que les lanceurs d’alerte sont protégés contre toute forme de représailles. En effet, selon le dernier Baromètre du CEA, ils ne sont que 28% à penser qu’un lanceur d’alerte ne prend pas de risque pour sa carrière… Un chiffre bien trop bas pour être satisfaisant !

    

[1] CEA, Groupe La Poste, IPSOS, Baromètre de l’Éthique en entreprise, édition 2022

[2] Voir par exemple cet article : https://www.simmons-simmons.com/en/publications/ckzsr91hq1i9s0a58w3k60p1s/la-france-transpose-la-directive-europ-enne-sur-les-lanceurs-d-alerte

[3] Voir cet article qui en présente les principales conclusions : https://www.magazine-decideurs.com/news/compliance-ou-en-sont-les-entreprises-francaises

[4] Un guide pour la conduite des enquêtes internes relatives à des faits de corruption a été publié par l’AFA et le PNF. Il est consultable ici : https://www.agence-francaise-anticorruption.gouv.fr/files/files/Projet%20de%20guide%20enqu%C3%AAte%20interne%20_Mise%20en%20consultation.pdf

Crédit photo : Unsplash

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