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De plus en plus soumises à une demande forte d’éthique de la part de leurs parties prenantes, les entreprises sont enjointes à se doter de politiques ESG (environnementale, sociétale et de gouvernance) transparentes et ambitieuses. A l’avant-garde de ce mouvement, les collaborateurs, notamment les plus jeunes générations en quête de « sens » au travail, exigent des changements radicaux. Dans ce contexte, comment organiser les relations sociales pour répondre effectivement aux diverses aspirations ? Quelle éthique du management exiger ? En posant ces questions lors d’une matinée dédiée à ce sujet, le CEA a soulevé et mis en lumière des interrogations et des propositions, plus larges, sur les modèles de gouvernance des entreprises, la répartition des pouvoirs, la place et le rôle dévolus aux collaborateurs.

 

Le réveil des collaborateurs ?

 

Les relations sociales se constituent à travers les rapports de force qui s’exercent entre le patronat, les salariés et leurs représentants respectifs. A la faveur de la mondialisation et des politiques d’inspiration néolibérales prônant la dérégulation et la libre concurrence, le marché du travail a, depuis les années 80, favorisé les acteurs économiques dans leur négociation avec les travailleurs.

Ce phénomène s’est accompagné d’une crise généralisée des institutions et d’une perte de confiance dans les systèmes de représentation, se traduisant en France, par un affaiblissement croissant des syndicats.

Si, pour l’instant, ce rapport ne s’est pas entièrement inversé, force est de constater que l’amorce d’un rééquilibrage semble se dessiner. De fortes tensions sur le recrutement se font en effet ressentir dans de nombreux secteurs. Elles sont principalement causées par les pénuries de profils en adéquation avec les besoins – touchant aussi bien les experts que les postes les moins qualifiés. Parallèlement, on constate une plus grande mobilité des salariés, moins attachés que leurs prédécesseurs à la sécurité de l’emploi.

Dans ce contexte, les salariés s’interrogent plus systématiquement sur les conditions et le sens de leur travail. La crise de la covid-19 et la prise de conscience des périls environnementaux en cours conduisent de plus en plus d’entre eux à remettre en question l’utilité de leur activité professionnelle et à refuser les fameux bullshit-jobs[1] décrits par l’anthropologue américain David Graeber.

Alors que les États-Unis subissent la Grande Démission[2], en France, près de 32 000 étudiants issus d’écoles prestigieuses[3] se sont engagés à ne se tourner que vers des employeurs qui permettent la transition écologique. Ils sont aidés dans leur démarche par des sites internet comme ShiftYourJob qui établit la liste des organisations, petites et grandes, participant à lutte contre le dérèglement climatique. Ces tendances, bien qu’encore naissantes, produisent déjà leur effet : certains secteurs et entreprises éprouvent plus de difficultés à recruter que d’autres[4], et dans les cabinets de conseil, des salariés refusent de travailler sur des missions confiées par certains clients.

De manière plus fondamentale, le risque de désengagement est fort de la part des profils à haute valeur ajoutée. Il repose sur le refus des collaborateurs d’accepter un écartèlement idéologique entre leurs convictions de citoyen et leur activité professionnelle quotidienne. 

L’éthique instrument de remise en question

Les collaborateurs ne sont pas les seules parties prenantes à exiger de la part des entreprises des évolutions de leurs pratiques. Le secteur financier, investisseurs et assureurs, comme la société civile, ONG et associations citoyennes, réclament également des politiques ESG plus ambitieuses. Considérées de manière rigoureuse, ces politiques sont susceptibles d’entraîner des bouleversements considérables tant sur la stratégie que sur le fonctionnement des organisations qui les mettent en œuvre.

Au-delà des obligations légales de conformité et de RSE[5], l’éthique, en interrogeant les motivations des comportements humains, individuels comme collectifs et organisationnels, conduit à une réflexion sur les principes et les valeurs qui sous-tendent l’action et lui donnent un sens. Surtout, elle permet de rester vigilant et critique sur la légitimité des comportements « ordinaires » qu’il est indispensable de ne jamais considérer comme définitivement justifiés à priori.

Face aux effets indésirables du développement de l’activité économique ces dernières années – des destructions environnementales à l’explosion des inégalités économiques – la préoccupation éthique amène à repenser la gouvernance des entreprises et notamment le rôle, la place et les pouvoirs dévolus aux collaborateurs, souvent demandeurs d’évolutions à cet égard. Car après tout, s’ils portent des revendications, les salariés ne sont-ils pas également les premiers gardiens de l’entreprise et les plus à même d’en comprendre le fonctionnement, d’en souhaiter et d’en assurer la réussite.

De nouveaux modèles de gouvernance

Poser la question de l’éthique des relations sociales en entreprise conduit nécessairement à s’intéresser aux déterminants de la condition humaine. L’Humain, être de relations, de liens et d’attache n’existe qu’à travers une dépendance à l’Autre. Pour être de qualité, les attaches nécessitent une juste reconnaissance de l’Autre et de ses besoins, la préservation de son autonomie et de sa liberté à s’exprimer.

Au sein de l’entreprise, lieu de la subordination et du lien hiérarchique, ces exigences peuvent être difficiles à réunir. Ainsi, l’autonomie, du grec autos (soi-même) et nomos (la loi, la règle), soit la capacité à se gouverner et à décider pour soi-même, se heurte rapidement aux injonctions et aux objectifs fixés. La capacité à exprimer librement son opinion peut être mise à mal par une culture hiérarchique forte ou par le manque d’espaces pour ce faire.

Fondamentalement, poser la question de l’éthique des relations sociales revient donc à poser la question des modèles de gouvernance d’entreprise et de la « démocratie d’entreprise ».

Afin de trouver des réponses stimulantes à cette problématique, il semble intéressant de se tourner vers des d’entreprises ayant refusé de définir leur mission et leur modèle d’affaire autour d’objectifs financiers, leur préférant des impératifs humanistes. C’est le cas des « permaentreprises » dont les trois règles de fonctionnement fondamentales sont les suivantes : prendre soin de l’Humain et de la Planète, se fixer des limites et redistribuer la richesse. Pour son concepteur, ces trois principes éthiques suffisent à régir et organiser la bonne marche de l’entreprise.

Dans ce modèle, les collaborateurs volontaires sont partis prenantes de la définition de la stratégie d’entreprise. Ils participent tous les deux ans à un audit du modèle d’affaire et sont activement formés aux principes éthiques et à leur implication pratique afin d’être en mesure de discuter effectivement les orientations de l’entreprise. Refusant tout paternalisme, la direction considère les salariés comme des ressources « à régénérer » et à qui l’on délègue jusqu’au soin de se fixer ses propres objectifs, ceux-ci ne pouvant être seulement d’ordre économique.

De manière plus systémique, la gouvernance d’entreprise à l’anglo-saxonne s’oppose au capitalisme rhénan sur la place à accorder aux salariés dans la conduite des affaires. Si le premier modèle – largement dominant en France aujourd’hui – se distingue par la prépondérance de l’actionnaire dans les choix stratégiques, le second impose aux entreprises allemandes la cogestion, soit l’obligation de réserver jusqu’à 50% des voix du conseil d’administration à des représentants de salariés. Une manière assez directe de les encourager à gouverner et décider pour eux-mêmes !

Et des dispositifs à mettre en place

Pour qu’elle puisse avoir une portée effective, il est nécessaire de dédier des espaces et des temps à la pratique de l’éthique, dans sa dimension réflexive comme dans sa dimension appliquée. Plusieurs modalités coexistent, des plus informelles aux plus institutionnalisées : temps d’échange réguliers au sein des équipes, offre de formation dédiés, comités d’éthique, académies, écoles, fondations ou laboratoires dans lesquels se développent des projets et des savoirs pratiques mettant en œuvre les principes éthiques de l’entreprise. Les collaborateurs doivent y avoir un accès le plus direct possible afin de s’approprier la réflexion éthique, d’en devenir acteur puis force de proposition.

Certains outils peuvent compléter ces dispositifs organisationnels. Ainsi une entreprise de conseil a mis en place un outil d’évaluation des émissions carbone d’un projet. Celui-ci permet aux équipes de discuter avec les clients de l’opportunité de transformer le projet initialement proposé afin de le rendre plus durable. Des instruments d’évaluations similaires existent sur la partie sociétale et servent à alimenter les discussions pour savoir si l’entreprise doit honorer, ou non, certains projets et si des mesures de remédiation peuvent être mises en place.

Si une refonte de la gouvernance et une plus grande autonomie des collaborateurs doivent permettre de répondre à leur quête de sens, elles peuvent également améliorer les conditions de travail. Ainsi, de nombreuses entreprises laissent désormais leurs salariés libres d’organiser leur temps de travail : en bannissant toute forme de micro-management, en ouvrant largement la possibilité de télétravailler ou en proposant la semaine de 4 jours… Autant de dispositifs basés sur une confiance à priori et une plus grande responsabilisation des salariés.

[1] L’expression vient des travaux de l’anthropologue américain David Graeber, dans un essai du même nom, paru en 2018.

[2] Ce phénomène, dénommé aux États-Unis The Great Resignation, traduit une forte hausse du taux de démission à partir de juillet 2021. Pour en savoir plus : https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Resignation

[3] Le CEA avait rencontré Antoine Trouche, porte-parole du Mouvement Pour un réveil écologique, son interview est disponible ici : https://cercle-ethique.net/cea-publications/quelle-entreprise-pour-demain/

[4] Voir par exemple : https://www.linfodurable.fr/environnement/les-travailleurs-des-energies-fossiles-tentes-par-les-renouvelables-30018

[5] RSE : Responsabilité Sociétale d’Entreprise

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