Structuré par des intérêts multiples, divergents et parfois antagonistes, le marché du travail et les relations qui en découlent, semblent en passe d’être soumis à de profonds remodèlements. Tandis que les questions relatives à la qualité et au sens du travail se posent avec une nouvelle vigueur à la faveur d’un environnement « multicrise », les limites attenantes aux modèles de management traditionnels apparaissent de plus en plus évidentes. Dans ce contexte, le Cercle d’Éthique des Affaires a souhaité s’interroger sur les conditions qui permettent de lutter contre les souffrances au travail, voire d’entretenir, dans cet espace, une certaine forme de « bonheur ». Quelles sont les attentes des individus par rapport à leur travail ? Que peuvent leur offrir les organisations ? De quel secours la réflexion éthique est-elle pour répondre à ces questions ?

 

Une nouvelle relation au travail 

Big quit, quiet quitting, burn, bore ou brown out… Ces expressions disent-elles autre chose de notre société que son engouement contemporain pour les buzzwords, ces concepts valises aussi mobilisateurs que mal définis ? Concernant le monde du travail, leur multiplicité et leur synchronisme interrogent néanmoins : ne seraient-ils pas également les marqueurs d’une nouvelle relation des individus avec le travail ?

La juxtaposition des crises – sanitaire, environnementale, énergétique, économique – conduit nécessairement à repenser les rapports sociaux, au premier rang desquels le travail. Comment travailler collectivement à distance ? Quel équilibre entre vie professionnelle et vie professionnelle dans ce contexte ? Quel partage de la valeur ? Pour qui et pour quoi travailler à l’heure de la sobriété énergétique et du respect des limites planétaires ? Au gré des bouleversements récents, les questions relatives au sens et aux conditions de travail évoluent.

En parallèle, les limites et les dérives de certaines organisations et structures hiérarchiques de travail, ainsi que les modèles de management qui leur sont associés, apparaissent clairement établies. Si les causes semblent assez bien identifiées, les « solutions » elles tardent à apparaître. Les « nouvelles » méthodes de management se succèdent sans parvenir à endiguer le phénomène inquiétant de la souffrance au travail. Ainsi, selon l’édition 2022 du Baromètre de la Santé Psychologique au Travail[1], 44% des salariés français seraient en situation de détresse psychologique, alors que 13% seraient même victimes d’un « burn-out » de forme sévère.

Une réalité dont cherchent à se prémunir les salariés et qui peut induire des comportements « d’autodéfense » qui s’ajoutent à la recherche traditionnelle des meilleures conditions d’emploi dans un contexte de pénuries de ressources humaines, et pour certains, à une recherche de sens au travail. Autant de motivations qui – si elles ne sont pas toujours nouvelles – connaissent aujourd’hui une intensité particulière, contraignant les entreprises à s’y adapter.

D’abord, prévenir la souffrance

Le droit du travail français impose aux employeurs de prévenir les risques professionnels dits psychosociaux (RPS) notamment dus aux situations de stress, de surmenage, de tensions ou de violence. Une injonction renforcée depuis la vague de suicide advenue chez France Telecom entre 2007 et 2010 qui a mis en lumière les effets délétères de certaines pratiques managériales brutales, depuis caractérisées de « harcèlement moral institutionnel[2] ». L’affaire a marqué les esprits et a participé à imposer dans le débat public la question de la souffrance psychologique au travail.

Ainsi, selon une étude menée par le groupe de protection sociale, Malakoff Humanis, 20% des arrêts maladies en 2022 concernaient des troubles psychologiques, soit le deuxième motif d’arrêt après les maladies ordinaires, ce chiffre ayant quasiment doublé depuis 2016 !

Dans ce contexte, les entreprises et leurs directions des ressources humaines ont adopté des dispositifs visant à accompagner les salariés les plus exposés à ces risques. Nombre d’entre elles ont particulièrement axé leur politique sur les managers, cette catégorie de salariés hautement exposée aux RPS et elle-même potentielle vectrice de ces risques.

D’une part, une plus grande attention est dédiée à la prévention des signes de souffrance : irritabilité, peur diffuse, trouble de la concentration, tendance à ruminer, manque de discernement, repli sur soi voire comportement agressif. De l’autre, des initiatives sont conduites pour permettre aux salariés d’échanger, de manière libre, avec leurs pairs au sein de groupes de parole, par fonction ou par métier.

Par ailleurs, des formations à destination des managers sont organisées pour leur rappeler les fondamentaux de la gestion d’équipe. Plus rares mais souvent efficaces, des actions de coaching sont parfois entreprises avec certains managers pour leur permettre de confronter leurs certitudes, de développer une meilleure connaissance d’eux-mêmes et de leur capacité d’écoute.

Et le bonheur alors ?

Si l’approche par les risques apparait tout à fait indispensable, est-elle suffisante ? L’emploi, dont la convention de Philadelphie de 1944 précise que l’objectif est de permettre aux travailleurs d’avoir « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun », peut-il et doit-il être émancipateur ? Voire contribuer au « bonheur » des individus ?

Une question profondément éthique dans la mesure où Aristote définit justement cette dernière comme la recherche des conditions de la « vie bonne » ! Si le bonheur peut s’analyser comme une situation « d’équilibre et de cohérence » – physique, psychique, social – moyenne, la dimension professionnelle de l’existence semble sans cesse faire courir le risque d’un déséquilibrage entre le Soi professionnel, personnel et citoyen. Une recherche de sens qui se manifeste particulièrement chez les jeunes générations – notamment parmi les plus diplômés d’entre eux – qui traduit un besoin d’alignement entre ses valeurs et son engagement professionnel.

Ainsi au-delà des fondamentaux anthropologiques pour garantir la stabilité d’un collectif – qualité de la relation et refus de la violence, liberté d’expression et capacité d’écoute, existence de marges de manœuvre et d’autonomie, reconnaissance – la question du sens au travail semble centrale pour éclairer celle du bonheur.

Ne peut-on pas considérer, comme le propose le philosophe Baptiste Morizot, qu’à l’instar de la crise écologique, une grande partie des souffrances au travail émanent d’un « crise de la sensibilité » aux différentes « manières d’êtres vivants », dans des environnements où seule la performance et l’efficacité semble être valorisées ?

Face aux bouleversements majeurs en cours, est-il possible de penser des entreprises qui s’extrairaient – en partie au moins – de ce paradigme et refuseraient ce que le juriste et professeur au collège de France, Alain Supiot, nomme la « gouvernance par les nombres » ?

Des réflexions qui loin de se cantonner aux seuls spécialistes du monde du travail, interrogent donc radicalement la raison d’être et le fonctionnement des entreprises dans un monde en profonde mutation, dans lequel un certain nombre de « valeurs » sont sans cesse amenées à être rediscutées.

[1] Baromètre de la Santé psychologique des Salariés réalisé par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine

[2] Voir par exemple : https://theconversation.com/verdict-france-telecom-une-nouvelle-logique-de-lhonneur-en-entreprise-191543

Crédit photo : Unsplash

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