La pandémie de Covid-19 : crise ou catastrophe ? Pour le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, il ne peut s’agir que d’une catastrophe, car contrairement à une crise, il est impossible que « cela reparte comme avant [1]». Dès le 16 mars dernier, dans son allocution aux Français le Président Macron se promettait d’ailleurs de « tirer les leçons du moment que nous traversons [2] » et, depuis, de nombreux chroniqueurs invitent à « déjà penser au monde d’après [3]». Si l’heure est pour le moment à la « guerre sanitaire [4]» ainsi qu’au respect de la douleur des familles endeuillées, l’exercice prospectif doit nous permettre de préparer dès à présent la « sortie de crise », et lorsque cela est possible, d’imaginer les moyens de pallier les carences de notre modèle de société que cette pandémie a mises en lumière. Car derrière cette tragédie, se cachent des opportunités qu’il nous appartient de saisir. Et quel meilleur outil que l’éthique pour s’en convaincre ? Tentative de synthèse des enseignements que nous devrions tirer de l’épisode épidémiologique actuel et des solutions qui s’imposent.
Les menaces environnementales : notre vulnérabilité à tous
C’est probablement l’un des enseignements les plus manifeste et urgent à tirer de cette crise : la vulnérabilité de nos écosystèmes et de la planète Terre représente notre vulnérabilité à tous. Ainsi, de nombreux articles nous éclairent sur les liens de causalité qui peuvent exister entre la destruction des habitats naturels d’une part et l’émergence et la transmission de nouveaux virus à l’espèce humaine d’autre part [5] . « La construction de routes à travers la forêt tropicale ou encore le fractionnement des écosystèmes pour y installer des villes ou des champs instaurent les conditions idéales pour l’émergence de nouvelles maladies comme le Covid-19 [6] » rappelle à ce titre le journal Futura Sciences qui précise en outre que « ce n’est pas prêt de s’arrêter ».
Ce constat nous presse de repenser fondamentalement notre rapport à la nature, comme l’espère M. Maffesoli qui devine derrière cette crise sanitaire « la fin de l’optimisme propre au progressisme moderne » ainsi que la volonté qui lui est inhérente de « vouloir dominer la nature plutôt que de s’accorder à elle ». Nous, êtres humains, qui devrions être près de deux tiers à vivre en agglomération urbaine d’ici à 2050 [7] , « devons arrêter de penser que nous sommes un élément indépendant du système [8]» auquel nous appartenons, rappelle de son côté un chercheur dans les colonnes de Courrier International. Élisabeth Borne, Ministre de la transition écologique et solidaire, l’affirmait récemment sur les ondes de France-Info, « la transition écologique et solidaire doit être au cœur de la sortie de crise [9]».
Il devient urgent pour les entreprises d’intégrer de façon pérenne les considérations écologiques dans leur modèle économique. La protection de l’environnement ne peut plus être considérée comme un sujet annexe, isolé ou réservé à un seul département ou une seule direction qui en aurait la charge pour toute l’entreprise. Au contraire, ce sujet semble désormais devoir transcender les segmentations managériales et pénétrer la stratégie même des organisations. Cependant il y a fort à parier que cette prise de conscience nécessite une évolution plus large du rôle de l’entreprise dans la société ainsi qu’une transformation en profondeur des modèles et logiques économiques actuels.
Les limites de la mondialisation
Défenseur, jusqu’ici, d’une politique économique d’inspiration libérale, le président Macron l’a affirmé lui-même, « il faudra (…) interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour [10]». L’obligation de confinement et à « rester chez soi » n’est-elle pas à l’exacte opposée de la libre circulation des biens et des personnes, règle d’or de la mondialisation contemporaine, comme le remarquait récemment Sylvain Tesson [11] ?
Outre les considérations écologiques précédemment évoquées, ce sont bien les limites de notre système économique actuel que cette catastrophe sanitaire plonge sous une lumière crue. Comme le remarque le lauréat du dernier prix Renaudot, la propagation massive du virus ressemble plus à une « conséquence » du « globalisme » qu’à un simple « accident ». Et si demain, comme réponse à cette crise, la doctrine du localisme, qui consiste à privilégier ce qui est local et qui résulte d’une économie de proximité, devenait la règle et non plus l’exception ?
A l’échelon national, l’actuel ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, l’a confirmé : il faudra « tirer les conséquences de long terme du coronavirus en relocalisant certaines filières stratégiques en France et en Europe », ajoutant « c’est une question de souveraineté pour notre pays ». Il est vrai que les récentes difficultés d’approvisionnement de la France en masques de type FFP2 [12], devraient très probablement remettre demain sur la table les problématiques attenantes à la souveraineté et à l’autonomie nationale – ou à tout du moins européenne – sur les produits de première nécessité, médicaments et autres actifs stratégiques, et notamment les outils numériques aujourd’hui plus indispensables que jamais à la poursuite de l’activité économique [13].
Le rôle de l’État
Ces carences interrogent par ailleurs sur le rôle et la place de l’État dans nos sociétés modernes, place que les doctrines tant néo-libérales que libertariennes, voudraient voir réduite à la portion congrue, l’interventionnisme de l’acteur étatique y étant vu tantôt comme un frein à la libre concurrence et au bon fonctionnement du marché tantôt comme une menace permanente pesant sur les libertés individuelles. La tragédie qui se joue actuellement rappelle pourtant, outre le besoin de services publics de qualité, la nécessité de voir un État aux capacités d’intervention et de réaction les plus étendues possibles.
Ainsi le ralentissement forcé de l’activité économique est en partie compensé par les mesures interventionnistes de l’État, qui grâce à sa capacité d’endettement, reste en mesure de proposer certaines aides conséquentes aux entreprises : prêts garantis, dispositif de chômage partiel, indemnisation grâce un fonds de solidarité, etc.
Sur un plan stratégique, c’est bien la compagnie Air France, dont l’État français est principal actionnaire, qui s’occupe en grande majorité du rapatriement des français de l’étranger en ces temps troublés [14] , d’autres compagnies ayant profité de la pression existante sur la demande pour proposer des billets à des tarifs prohibitifs [15]. Illustration des limites des lois de l’offre et de la demande et de l’échec, à tout du moins partiel, de l’autorégulation des acteurs privés en toute situation.
Cette leçon vaut pour l’avenir et doit nous alerter sur les volontés parfois excessives de transfert des responsabilités de l’État vers les sociétés privées – notamment par le biais de la RSE – que l’essayiste français Gaspard Koenig n’hésitait pas à qualifier récemment de « privatisation de la norme » participant « d’une remise en cause (…) de la démocratie [16]».
Le rôle des entreprises
N’oublions pas de rappeler que la grande majorité des entreprises sont à la hauteur des défis que pose la situation épidémiologique actuelle. De la PME drômoise 1083, qui d’habitude produit des jeans et oriente désormais sa production vers des masques en tissus lavables [17], aux grands groupes comme PSA, Renault, Valeo, Schneider Electrics, Air Liquide [18] qui s’organisent pour produire des respirateurs ; petites et grandes sociétés s’engagent, en fonction de leur cœur d’activité, et contribuent de manière désintéressée à la lutte contre l’aggravation de la crise sanitaire.
La vocation profonde, la mission, ce que la loi PACTE nomme « la raison d’être » des organisations transparaît en cette période plus clairement. Ainsi, ADP comme la SNCF se chargent du service d’intérêt général qui motive leur existence en permettant le transport des patients des zones en tension vers les régions les moins touchées par l’épidémie, les sociétés d’agro-alimentaires et celles de la grande distribution permettent de continuer à nourrir la population en période de confinement, Thales met à disposition son expertise en cyber-sécurité pour permettre aux hôpitaux d’échapper aux menaces d’hackers cyniques, etc.
Ces grands groupes, parfois obligés de mettre une partie de leurs collaborateurs au chômage partiel, concentrent le reste de leur activité sur les missions essentielles souvent à haute utilité sociale. N’est-ce pas là l’occasion d’identifier plus distinctement les véritables leviers qui président à l’activité de chaque entreprise, au-delà des impératifs de rentabilité financière, et de se préparer, à adopter, demain, une raison d’être, voire à devenir une entreprise à mission comme la loi PACTE le permet déjà ?
Demain, quels critères pour la décision ?
On peut espérer que la catastrophe que l’on vit actuellement conduira les entreprises à s’interroger sur l’opportunité de se doter d’une raison d’être, voire de devenir des entreprises à mission. Cet épisode trahit la vacuité d’un modèle économique uniquement basé sur la rationalité économique et le profit. Ainsi le choix du confinement a été fait par une grande majorité des pays exposés à l’épidémie, en dépit des dommages conséquents sur l’économie que cette décision entraîne.
Preuve s’il en fallait qu’il n’existe aucun fatalisme à toujours considérer le critère économique ou financier comme le seul critère pertinent en dernier ressort. Cette situation devrait encourager les entreprises à recourir de façon plus systématique à l’éthique comme méthode d’arbitrage entre les impératifs économiques, écologiques et sociaux. A une échelle plus large, n’est-ce pas un signe de la nécessité d’interroger également le modèle économique connu de croissance infinie, dans un monde aux ressources finies ?
C’est tous ces chantiers qu’il nous appartient d’ouvrir demain et auxquels nous devrons apporter des réponses pour assurer, effectivement et sur le long-terme, la « résilience » de nos sociétés et notre capacité à construire ensemble un monde soutenable.