Crédit photo : Unsplash

D’abord limitée à la seule criminalité financière, la conformité réglementaire ne cesse ces dernières années de voir son champ matériel s’étendre : droits humains, environnement, données personnelles… De nombreux problématiques d’éthique relatives à l’activité et au fonctionnement des entreprises, une fois abordées par la loi, se retrouvent encadrées par des mécanismes de conformité de prévention et de limitation des risques. Alors qu’une potentielle 4ème révolution industrielle se profile et que les préoccupations relatives aux catastrophes environnementales en cours s’affirment, le Cercle d’Éthique des Affaires s’est posé la question : quel est l’avenir de la conformité ? Réunissant experts de différentes générations et spécialisations, la conférence prospective du 18 juin 2021 a permis de retracer l’histoire de la conformité pour en imaginer le futur.

 

 

La conformité comme rempart à la criminalité organisée

Depuis les années 90 et l’éclosion des sociétés post-modernes, suite à l’effondrement du Mur de Berlin et du bloc soviétique et au développement des technologies de l’information et de la communication[1], les États, notamment occidentaux, tentent de juguler et de maitriser les « nouveaux » risques liés à la criminalité internationale. Alors que le coût annuel de la corruption était estimé à environ 6% du PIB de l’UE[2] en 2006 et que le FMI évalue à environ 2 600 milliards de dollars le montant des détournements de fonds publics par an dans le monde[3], les États sont contraints de trouver des « solutions innovantes » pour lutter contre ces menaces qui portent atteinte aux peuples, aux économies, à l’environnement et au fonctionnement même des sociétés démocratiques.

Dans ce contexte, la conformité apparait comme un instrument redoutable. En permettant aux États de transférer une part de leurs responsabilités aux entreprises multinationales, elle les autorise à se reposer sur des acteurs économiques de taille critique, agissant « hors les frontières », souvent innovants, agiles et disposant d’informations de qualité.

Par ce biais, les entreprises, dès 1990 et la convention de Strasbourg[4], deviennent un des bras armés de la lutte contre la délinquance financière et notamment de la lutte contre le blanchiment d’argent. Elles sont alors contraintes, sous peine de sanction, de mettre en place des systèmes de management leur permettant de prévenir, d’identifier et de signaler les actes de blanchiment qu’elles pourraient constater chez leurs clients, selon une approche basée sur les risques. Une méthodologie proche de ce qui a ensuite été utilisé à d’autres fins…

Des tendances à surveiller

Ainsi, depuis 1990, le champ matériel de la conformité ne cesse de s’étendre : de la lutte contre le blanchiment d’argent, à la lutte contre le financement du terrorisme, contre la corruption, contre la traite des humains, puis pour une meilleure protection des droits humains, des réglementations environnementales ou encore des données personnelles… En France, de la loi Sapin II au RGPD, en passant par la loi devoir de vigilance, de nombreuses réglementations récentes s’appuient sur des mécanismes de conformité : approche par les risques matérialisée par une cartographie, évaluation des tiers, code de conduite, formation, ligne d’alerte, etc.

Dans le même temps, la responsabilité de la conformité tend de plus en plus à être individualisée. Alors qu’au préalable les sanctions pour non-conformité ne concernaient que les entreprises, il n’est pas rare qu’elles visent désormais les dirigeants, personnes physiques. Demain, pourront-elles inquiéter chaque collaborateur ?

Parallèlement, alors que les sanctions pour non-conformité émanaient essentiellement des autorités de poursuites américaines dans les années 90, on constate désormais une coopération juridictionnelle plus forte entre les différents États. A terme, une certaine concurrence juridictionnelle semble pouvoir émerger. En outre, certaines sanctions financières indirectes s’y superposent : c’est par exemple le cas des boycotts, de plus en plus courants, de certains projets ou entreprises de la part des banques et investisseurs.

De manière générale, les processus de conformité gagnent à s’automatiser du fait de la collecte massive de données et du traitement automatique qui en fait par les systèmes d’intelligence artificielle. Paradoxalement, cette digitalisation de la conformité qui s’insère dans un mouvement plus global de numérisation de la société, n’est pas sans soulever de nouvelles interrogations éthiques.

L’éthique du numérique : nouveau terrain de jeu de la conformité ?

Si certains vont jusqu’à prédire l’avènement d’une quatrième révolution industrielle[5], nul ne peut en tout cas ignorer la place de plus en plus prépondérance des artefacts numériques dans nos existences et leur capacité à influencer les équilibres socio-économiques établis. Face aux bouleversements actuels et à venir, l’éthique, par sa capacité « à interroger les valeurs qui sous-tendent l’action » représente tant un moyen de questionner la pertinence que d’encadrer le développement des technologies numériques.

La Commission Européenne s’inscrit dans cette voie, elle qui vient de dévoiler un premier projet de réglementation[6] concernant la conception et l’usage d’intelligence artificielle (IA) inspirée des mécanismes de conformité, notamment de l’approche dite « par les risques ». Ainsi, le texte distingue les systèmes d’IA en fonction du niveau de risques que ceux-ci font porter sur les libertés fondamentales (risque inacceptable, haut risque, faible risque et risque minimum), et associent pour chacun d’entre eux des obligations de conformité à respecter sous peine de lourdes sanctions, entre 2 et 6% du chiffre d’affaires annuel selon les hypothèses.

Si cette législation venait à entrer en vigueur, les systèmes d’IA seraient alors les premières technologies à être soumises à une régulation ex ante, lorsque la grande majorité ne répond qu’à des réglementations ex post. Bien que certaines modalités du projet de loi gagneraient à être précisées selon certains experts[7], ce dernier semble néanmoins aller dans le bon sens en affirmant la nécessité de concilier progrès technologique et considérations éthiques. Reste qu’il sera nécessaire de produire des outils de mesure et d’évaluation robustes pour « rendre pratique l’éthique », sans quoi le risque d’« ethics washing[8] » demeurera, ici comme ailleurs, patent.

La conformité face aux attentes des nouvelles générations

Or les « nouvelles générations », les millenials, la génération Y, née après 1980, et la génération Z, née après 1995, sont majoritairement en attente d’un renouveau du secteur économique, elles qui se défient largement des institutions et notamment de l’entreprise que seuls 29% considèrent comme ayant un impact positif sur la société[9].

Face à l’accélération du temps et aux perspectives anxiogènes auxquelles elles sont confrontées, les jeunes générations, parfois pessimistes, semblent néanmoins dotées d’un fort sens des responsabilités. Ainsi, lorsqu’ils s’apprêtent à rejoindre le monde de l’entreprise, les individus composant ces générations sont de plus en plus nombreux à se poser les questions suivantes : Pourquoi rejoindre cette entreprise ? Quelle est sa raison d’être ? Que produit-elle ? Est-ce soutenable, durable ? Comment le produit-elle ? Quelles sont les conditions de travail ? Etc.

Ces interrogations semblent d’abord traduire les vives préoccupations des générations Y et Z eu égard aux catastrophes environnementales en cours. Lucides face à ces enjeux, leurs représentants, notamment les plus diplômés d’entre eux, sont en attente de changements parfois radicaux. Ainsi, le manifeste du collectif « Pour un réveil écologique » qui appelle à « complètement revoir notre modèle économique et sortir du mythe de la croissance infinie » a été signé par plus de 30 000 étudiants en France[10].

De la même manière, ces générations invitent les entreprises, par leur comportement et leur décision, à reconsidérer certains sujets relatifs à l’équilibre vie professionnelle – vie personnelle et aux conditions matérielles de travail (télétravail, travail hybride ou nomade, …).

Dans ce contexte, la pratique de l’éthique en entreprise, de par sa dimension réflexive, semble pouvoir permettre une meilleure anticipation des attentes sociétales voire même – pourquoi pas – constituer une boussole capable d’éclairer le temps long ? C’est en tout cas l’espoir des représentants de ces jeunes générations présents lors de notre évènement !

[1] Les TIC

[2] https://www.euractiv.fr/section/l-europe-dans-le-monde/news/corruption-un-cout-de-pres-de-1-000-milliards-deuros-par-an-pour-lue/

[3] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2019/09/pdf/fd0919f.pdf

[4] Il est ici question de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, dite convention de Strasbourg, 8.XI.1990

[5] L’expression a été consacrée par Klaus Schwab, fondateur et président du World Economic Forum, dans son ouvrage « La quatrième révolution industrielle ».

[6] Pour un résumé des lignes forte du projet voir ici : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_1682 et le projet entier ici : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:e0649735-a372-11eb-9585-01aa75ed71a1.0020.02/DOC_1&format=PDF

[7] Voir notamment l’analyse de Yannick Meneceur, auteur de l’ouvrage « L’intelligence artificielle en procès » : https://lestempselectriques.net/index.php/2021/04/22/proposition-de-reglement-de-lia-de-la-commission-europeenne-entre-le-trop-et-le-trop-peu/

[8] Selon le mot de Thomas Metzinger, professeur de philosophie et membre du comité d’experts auprès de la CE dans un article publié par le journal allemand Der Tagesspiel « Ethics washing made in Europe », consultable ici : https://www.tagesspiegel.de/politik/eu-guidelines-ethics-washing-made-in-europe/24195496.html

[9] L’étude dont est tirée ce chiffre est citée ici : https://www.lesclesdudigital.fr/les-generations-y-et-z-ont-des-attentes-vis-a-vis-des-entreprises/

[10] Le manifeste est disponible ici : https://pour-un-reveil-ecologique.org/fr/actualit%C3%A9s/notre-vision-du-reveil-ecologique/, le CEA a réalisé l’interview de son porte-parole à retrouver ici : https://cercle-ethique.net/cea-publications/quelle-entreprise-pour-demain/

Suivez-nous sur les réseaux sociaux !