Alors qu’en mars 2020 une pandémie mondiale rappelle à l’Humanité les limites de la mondialisation et des modèles de développement économiques associés, les interrogations relatives au « monde d’après » conduisent experts et citoyens à imaginer de nouveaux modèles économiques dans lesquels la place et le rôle de l’entreprise auraient considérablement évolué.  Ainsi, 57% des français estiment qu’il faudrait « complètement revoir notre modèle économique et sortir du mythe de la croissance infinie [2]», tandis que le manifeste de l’association Pour un réveil Écologique[3], signé par plus de 30 000 étudiants de grandes écoles et universités, appellent à changer « un système économique dans lequel nous ne croyons plus ». Dans ce contexte, la RSE apparait parfois moins comme une opportunité que comme l’instrument d’un modèle à dépasser. 

 

Un cadre récent déjà insuffisant ?

Quatre ans après la création d’un devoir de vigilance « français », le Parlement européen a invité le 10 Mars 2021, la Commission à proposer « de toute urgence des exigences contraignantes imposant aux entreprises d’identifier, d’évaluer, de prévenir, de faire cesser, d’atténuer, de surveiller et de communiquer les effets préjudiciables potentiels et/ou réels pour les droits de l’homme, l’environnement et la bonne gouvernance dans leur chaîne de valeur [4]».

Si cette réglementation voit le jour, elle devrait s’inspirer en partie de la législation française, mais également du projet de loi allemand nommé « Lieferkettengesetz[5] ». Car, bien que très récent, le devoir de vigilance à la française semble déjà atteindre ses limites. Ainsi certains experts s’interrogent : « on peut se demander quoi penser d’une loi qui ne fixe ni obligations de résultats, ni sanctions proportionnées, qui n’a donné lieu qu’à une procédure majeure en voie d’étouffement, et qui n’est pas évaluée, si ce n’est par une coalition d’ONG volontaires [6]». Il est vrai que le projet de loi allemand, bien qu’inspiré de son équivalent français et restreint au seul volet social, va plus loin. Celui-ci prévoit en effet des seuils d’applicabilité plus bas et surtout de lourdes sanctions en cas de violation caractérisée : des amendes pouvant atteindre jusqu’à 2% du chiffre d’affaires et la possibilité d’exclure des marchés publics les entreprises condamnées[7]. Une possibilité initialement prévue par la loi française mais finalement invalidée par le Conseil Constitutionnel[8].

De la même manière, les instruments juridiques nés de la loi PACTE – la raison d’être et la société à mission – apparaissent d’ores et déjà insuffisants pour permettre aux entreprises de privilégier véritablement et effectivement le long terme dans leur stratégie d’entreprise[9]. Pour être réellement efficaces et protecteurs, ces mécanismes gagneraient à être assortis de mesures contraignantes et/ou d’incitations fiscales ou financières, avance ainsi Pascal Demurger, directeur général de la MAIF, dans une tribune au Monde.[10] Aussi, selon lui, les actions de solidarités engagées par la MAIF durant la période de confinement, bien que conformes à son statut d’entreprise à mission de l’entreprise, ont d’abord été permises par le caractère mutualiste du Groupe[11].

D’autres voies sont possibles

Pour dépasser les écueils actuels de la RSE, et passer « d’un devoir de transparence à un devoir d’agir [12]», de nombreux experts appellent à repenser la gouvernance d’entreprise. Développé par une équipe de chercheurs de l’École des Mines, le concept de Société à Objet Social Étendu (SOSE) s’inscrit dans cette logique[13]. Forme particulière de la société à mission, la SOSE s’en distingue toutefois par la place qu’elle laisse aux parties prenantes, intégrées à la définition de l’objet social et aux résultats attendus, et par la création d’un Comité de l’Objet Social Étendu (COSE), en charge de l’évaluation de la réalisation par l’entreprise de sa mission, et dont les décisions sont opposables aux dirigeants.

De façon similaire, certains chercheurs comme Cécile Renouard, co-auteur de l’ouvrage « En finir avec la RSE ; l’entreprise comme commun » propose de considérer les entreprises comme des « communs » où la gouvernance, collective, doit viser, de manière démocratique, à assigner à chaque modèle économique des objectifs conformes au bien commun. Dans ce contexte, toute entreprise serait la traduction « d’un projet politique au service du développement de la société[14] ».

Cette vision est conforme à celle développée par ailleurs par les acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) que la réglementation française[15] définit comme les personnes morales de droit privé qui remplissent les trois conditions cumulatives suivantes : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices, une gouvernance démocratique qui intègre la participation des associés, salariés et parties prenantes et une gestion qui conduit à ce que les bénéfices soient majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou développement de l’activité de l’entreprise et les réserves obligatoires constituées ne puissent être distribuées.

Si la plupart des entreprises multinationales n’imaginent pas s’inscrire dans ce type de démarche pour le moment, force est d’en constater l’intérêt dans un contexte de crise environnementale et sociale critique[16]. Les bouleversements induits par ce type de logique peuvent en effet apparaitre radicaux. Pour Gunther Pauli, initiateur du concept d’« économie bleue » : « nous avons toutes les technologies et moyens nécessaires pour réussir cette transformation (i.e d’une économie rouge qui use et abuse des ressources à une économie bleue qui permet de les régénérer). Ce qui n’existe pas encore, c’est le modèle d’affaire qui va avec », et l’industriel de citer en exemple le marché de l’automobile : « le changement de perspective qu’implique le passage à une économie bleue voudrait que les acteurs considèrent leur marché non plus comme celui de la voiture, mais comme celui de la mobilité.[17]» Un programme d’ampleur, à la hauteur des enjeux contemporains, qui convoque la stratégie d’entreprise et dépasse de loin le cadre resserré de la RSE…

Quelques pistes à explorer dès aujourd’hui

Pour améliorer dès aujourd’hui la prise en compte et l’intégration des problématiques environnementales et sociétales dans les modèles d’affaire, certaines mesures structurantes pourraient être étudiées. Sans prétention d’exhaustivité, il convient ainsi d’indiquer que de nombreux labels RSE sont à disposition des entreprises. Ces instruments peuvent permettent aux organisations qui s’en saisissent de s’autoévaluer, de se comparer et de progresser. Parmi la jungle des labels existants, le certification B corp se distingue de par son haut niveau d’exigence.

Créée par une ONG états-unienne, la certification B Corp, abréviation de benefit corporation, est octroyée aux sociétés commerciales qui obtiennent une note minimale de 80 points sur 200 au B Impact Assessement, un questionnaire, librement accessible en ligne, relatif à l’impact environnemental et sociétal, à la gouvernance et à la transparence de l’entreprise. Si l’obtention des 80 points s’avère particulièrement ardue, la plateforme peut néanmoins être utilisée comme un outil de progrès continu. Critère de justice sociale souvent mis en avant lorsque l’on évoque le label B Corp, l’écart entre le salaire maximum et le salaire minimum de l’entreprise – que certains experts invitent à limiter par un facteur 12[18] – doit par exemple être renseigné.

Ce type de métriques n’est d’ailleurs pas sans rappeler celles retenues par le bien plus orthodoxe, World Economic Forum, dans son livre blanc « Measuring Stakeholder Capitalism Towards Common Metrics and Consistent Reporting of Sustainable Value Creation[19]», publié en septembre 2020.

En matière de gouvernance, la tendance est à une meilleure intégration des parties prenantes dans la définition de la stratégie d’entreprise semble irréversible. Que ce soit via la création de comités de parties prenantes ad-hoc ou bien directement par leur intégration au conseil d’administration. A ce titre, le modèle de gouvernance d’entreprise germanique, ou Mitbestimmung, qui prévoit la cogestion des entreprises par les représentants des employeurs et des salariés, reste un exemple.

Pour faire face à l’urgence écologique[20], les outils et instruments de pilotage de la décision ne manquent pas non plus. C’est le cas par exemple de l’implémentation des recommandations de la TFCD[21], comme de la réalisation de bilans carbone, ou bilans GES, au scope 3, c’est-à-dire incluant les émissions de gaz à effet de serre indirectes, telles que celles afférentes à la chaîne de valeur complète comme par exemple : l’achat de matières premières, de services ou autres produits, déplacements des salariés, transport amont et aval des marchandises, utilisation et fin de vie des produits et services vendus, immobilisation des biens et équipements de productions… Une mesure par ailleurs réclamée par les membres de la Convention Citoyenne pour le Climat[22], signe des attentes de la société civile sur ce sujet.

Enfin et de façon plus générale, il semble plus urgent que jamais de travailler à l’évolution des normes comptables appliquées aux entreprises, de manière à pouvoir retranscrire au bilan des sociétés leur véritable impact social et environnemental et de faire apparaitre « leur dette écologique[23] ». Dans ce contexte, certains professionnels du chiffre proposent déjà de nouvelles méthodes comptables, par exemple la méthode CARE qui vise à permettre un meilleur pilotage de l’activité commerciale eu égard à ses externalités sociales et environnementales.[24]

[1] CNN, Who declares novel coronavirus outbreak a pandemic, 12 mars 2020, consultable ici : https://edition.cnn.com/2020/03/11/health/coronavirus-pandemic-world-health-organization/index.html

[2] L’ADN, 57% des français pensent que nous devons changer de modèle économique, consultable ici : https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/usages-et-style-de-vie/etude-francais-changer-modele-economique/

[3] Le CEA avait rencontré Antoine Trouche, porte-parole du Mouvement Pour un réveil écologique, son interview est disponible ici : https://cercle-ethique.net/cea-publications/quelle-entreprise-pour-demain/

[4] Parlement Européen, Résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, 2021, consultable ici :

https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0073_FR.html

[5] Le Temps, L’Allemagne va infliger des amendes aux entreprises qui bafouent les droits humains à l’étranger, consultable ici : https://www.letemps.ch/monde/lallemagne-va-infliger-amendes-aux-entreprises-bafouent-droits-humains-letranger#:~:text=Les%20sanctions%20pourront%20m%C3%AAme%20atteindre,euros%20de%20chiffre%20d’affaires.

[6] Challenges, Les entreprises “à mission” : devoir de vigilance et raison d’être, consultable ici : https://www.challenges.fr/green-economie/les-entreprises-a-mission-devoir-de-vigilance-raison-d-etre_754781

[7] https://www.letemps.ch/monde/lallemagne-va-infliger-amendes-aux-entreprises-bafouent-droits-humains-letranger#:~:text=Les%20sanctions%20pourront%20m%C3%AAme%20atteindre,euros%20de%20chiffre%20d’affaires.

[8] Novethic, Devoir de vigilance : le Conseil Constitutionnel invalide les amendes prévues par la loi, 2017, consultable ici : https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/devoir-de-vigilance-le-conseil-constitutionnel-invalide-en-partie-la-loi-144336.html

[9] Le Monde, Tribune de Pascal Demurger, Des solutions existent pour aligner l’intérêt financier de l’entreprise avec un impact social et écologique positif, https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/19/des-solutions-existent-pour-aligner-l-interet-financier-de-l-entreprise-avec-un-impact-social-et-ecologique-positif_6073735_3232.html

[10] Ibid.

[11] Novethic, Entreprise à mission, Pour la MAIF, la solidarité se place avant la rentabilité, 2021, consultable ici : https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/entreprise-a-mission-la-maif-assume-de-placer-la-solidarite-avant-la-rentabilite-149654.html

[12] Challenges, Les entreprises “à mission” : devoir de vigilance et raison d’être, consultable ici : https://www.challenges.fr/green-economie/les-entreprises-a-mission-devoir-de-vigilance-raison-d-etre_754781

[13] Segrestin B., Levillain K., Vernac S., Hatchuel A., La “Société à Objet Social Etendu” : un nouveau statut pour l’entreprise. France. 2015,

[14] Valiorgue, B. (2018). Bommier S., Renouard C. (2018), L’entreprise comme commun. Au-delà de la RSE, Paris, Charles Léopold Mayer, Coll. Essai. RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, consultable ici : https://www.cairn.info/revue-rimhe-2018-2-page-94.htm

[15] Les critères sont donnés par l’article 1 de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, consultable ici : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000029313296/

[16] https://www.institutsapiens.fr/wp-content/uploads/2021/01/Rapport-less-pierre-angulaire-de-la-societe-numerique.pdf

[17] https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/marques-engagees/pourquoi-les-entreprises-doivent-passer-leconomie-bleue/

[18] Fabrice Hourlier, Gaël Giraud, Cécile Renouard, Le facteur 12. Pourquoi il faut plafonner les revenusLecture, disponible ici : http://journals.openedition.org/lectures/8583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.8583

[19] World Economic Forum, Measuring Stakeholder Capitalism Towards Common Metrics and Consistent Reporting of Sustainable Value Creation, 2020 Disponible ici : http://www3.weforum.org/docs/WEF_IBC_Measuring_Stakeholder_Capitalism_Report_2020.pdf

[20] Willemez, L. (2015). De la cause de l’environnement à l’urgence écologique. Savoir/Agir, consultable ici : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2015-3-page-9.htm

[21] Task Force on Climate-related Financial Disclosures

[22] Convention citoyenne pour le Climat, Proposition « Ajouter un bilan carbone dans le bilan comptable de toutes les structures qui doivent produire un bilan », consultable ici : https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/objectif/ajouter-un-bilan-carbone- dans-le-bilan-comptable-de-toutes-les-structures-qui-doivent-produire-un-bilan/

[23] La revue Cadres, Interview de Gaël Giraud, Les voies d’une relance écologique créatrice d’emplois, Revue n°486, Octobre 2020, article consultable ici : https://www.larevuecadres.fr/articles/les-voies-d-une-relance-ecologique-creatrice-d-emplois/68

[24] Les Échos Executives, La comptabilité intégrée, une déclinaison concrète de la raison d’être, article consultable ici : https://business. lesechos.f r/directions-financieres/comptabilite-et-gestion/normes-comptables/0602698952852-la-comptabilite-integree-une- declinaison-concrete-de-la-raison-d-etre-334952.php

Crédit photo : Unsplash

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