Décider et réviser
Beaucoup d’articles déferlent chaque jour sur la toile. Les thèmes varient : la crise est-elle bien gérée ? L’avait-on bien préparée ? Aurait-elle pu être évitée ? il est toujours rassurant de réinterpréter les décisions prises par d’autres, c’est rassurant de se dire qu’on aurait fait mieux… De ce point de vue, je ferai acte d’humilité en temps de crise.
D’une part, car décider est difficile. Décider c’est assumer en tant qu’individu de prendre une orientation qui aura un impact sur des personnes, l’environnement… et, finalement, sur tout un écosystème de parties prenantes. Cette décision fera des opposants, des déçus, des sceptiques et des heureux. Aucune décision ne satisfait réellement tout le monde. Faire face à sa décision, c’est assumer in fine d’être aimé ou d’être détesté… avec l’espoir que l’amour[1] prenne le dessus.
Donc critiquer la décision, c’est aussi être conscient de cette difficulté…
Il n’en demeure pas moins que, pour se forger un avis éclairé, le plus intéressant reste d’analyser les critères qui sous-tendent la décision. Dans notre société, il faut parler vite, haut et fort… Peu de temps est accordé pour partager les critères d’analyse qui ont permis de prendre la décision. Ici encore, c’est l’économie qui prime.
Or, décider et partager les décisions est essentiel voire vitale en temps de crise. Dans cette période particulière et inédite, toute décision nécessite d’être explicitée. Comment en tant que dirigeants, présidents, ces décisions sont prises, comment l’intérêt collectif a été considéré, comment la présente décision m’a poussé à revoir certaine de mes convictions… et d’ailleurs dans les derniers discours, il est à noter une évolution dans ce sens.
Dans un temps d’incertitude, l’une des volontés est de rassurer ? Le peut-on vraiment puisque le propre de l’incertitude est de brouiller toutes les pistes…
La difficulté c’est que nous sommes dans l’ère de l’ultra rapide, de la performance opérationnelle et qu’expliciter, c’est perdre du temps. Peu de décision étant assise sur des arguments lisibles, chacun laisse libre court à son interprétation avec son cadre de référence. Cette façon de partager la décision cultive une logique de camps et donc l’adversité dans un temps où l’union devrait faire la force.
Par ailleurs, souvent lorsque les décisions sont explicitées, c’est pour en partager la valeur économique et financière. Pour certains heureusement, la réussite d’une entreprise ne se résume pas à une simple réussite financière. C’est également un moyen de permettre à chaque collaborateur de quitter le chômage partiel après cette crise, de retrouver leur collègue, de préserver les emplois… Mais ce sens sous-jacent est trop peu exprimé ce qui donne l’impression que l’intérêt du décideur se tourne en priorité vers la finance. Malheureusement derrière les chiffres et les reportings, les Femmes et les Hommes disparaissent.
L’économie est valorisée comme une nécessité suprême qui permettait à chacun de réussir. Il aura fallu une crise sanitaire pour paralyser l’économie et replacer les Femmes et les Hommes au centre des préoccupations. Pourquoi faut-il que la vie soit menacée de manière soudaine et agressive pour confronter les décideurs à la nécessité de réinterroger le sens des décisions, de nos vies, de l’économie ?
Dans un système économique qui se porte bien et qui est en croissance, les Femmes et les Hommes vivent bien… Dans un monde infini, c’est une évidence. Mais notre Terre et ses ressources sont finies et depuis plusieurs années, elle crie de différentes façons que ce n’est plus possible de ne pas la considérer comme telle. Derrière la performance, la rentabilité…, nous avons développé un système en quête de progrès, de confort et de vies plus longues…
Nous avons peut-être oublié le sens de nos vies derrière ces finalités.
Alors quels sont les repères stables dans ces moments incertains ? Les valeurs et la raison d’être doivent être des boussoles pour les individus et pour les entreprises.
Le confinement nous a obligé à ralentir et réviser nos modes de pensées et d’actions. Le modèle économique n’arrive plus à modéliser le futur… n’est-ce pas le moment de le réviser sans nécessairement tout détruire ? N’est-ce pas le moment d’accueillir ce ralentissement comme une opportunité plutôt que comme un manque à gagner ?
[1] Référence au livre Leadership de l’amour d’Emmanuel Toniutti dans lequel il précise que chacun de nous est confronté à deux grands enjeux chaque jour : l’Amour (aimé et être aimé) et la mort (sentiment de mortalité aussi bien dans la vie que dans une fonction).Durant ces dernières semaines, plusieurs verbes ont été des passages obligés pour moi : ralentir, lâcher prise, se recentrer sur l’essentiel…
Le confinement pose certaines limites de temps et d’espace obligeant à prendre conscience qu’une chose essentielle manque : la relation aux autres. Ne pouvant vivre pleinement la relation, les outils numériques deviennent essentiels pour garder le contact… de nombreuses applications facilitent la convivialité.
Alors plusieurs défis s’imposent aux managers dans leur relation avec leurs collaborateurs.
Lorsque les collaborateurs sont en télétravail, l’éloignement physique nécessite de trouver les leviers d’une proximité et d’une mobilisation nouvelle alors que le collaborateur est dans sa sphère personnelle. Par ailleurs, développer la confiance à distance représente une nouvelle bravade pour certains managers lorsque l’habitude n’a pas été prise avant la crise. Tout l’enjeu pour l’entreprise est alors d’accompagner les managers et les collaborateurs pour que cette période ouvre des possibilités de développement personnel pour tous. Cette période doit permettre à chacun de sortir grandi par cette expérience.
Lorsque les collaborateurs sont en chômage partiel, alors techniquement et durant un temps, les managers ne les managent plus… La relation n’est possible que sur une base volontaire et sur d’autres motifs que le travail. Cet exercice n’est pas toujours naturel. Et pourtant maintenir la relation sera clé pour la reprise. Cette période est en quelque sorte un coaching obligatoire et accéléré pour faire progresser la qualité de relation au sein de son équipe.
Au-delà de l’évolution des modes relationnels, nous sommes tous interpellés par nos représentations du travail.
L’éloignement des bureaux interroge en premier lieu les collaborateurs sur leur utilité au sein de leur entreprise. Comment apprécier celle-ci dans ces circonstances ? Par rapport à ces questionnements, il y a pu y avoir différents comportements. La réponse a été dans certains cas la suractivité, c’est-à-dire travailler plus, parfois jusqu’à l’épuisement. D’autres ont vécu le stress de devoir arbitrer entre le privé et le professionnel. Comment je concile mon travail et l’accompagnement scolaire de ma fille au CE2 et de mon fils en grande section ? Ce temps de confinement favorise à la fois du temps de qualité avec nos proches mais aussi, les temps de frottements.
C’est une opportunité inédite de faire progresser nos modes relationnels.
Beaucoup d’entre nous avons eu vivre des situations de tensions et des conflits de valeurs.
Faut-il préserver mon niveau d’activité professionnelle face à un avenir incertain ou assurer la continuité de l’apprentissage scolaire des enfants ? La question est encore plus prégnante pour les familles monoparentales. Chacun fait au mieux pour tenir moralement face à son choix. Mais quelle charge mentale ! Selon un sondage OpinionWay[2], 44% des salariés et 20% des managers déclarent vivre une détresse psychologique élevée.
Il y a fort à parier qu’après cette période les collaborateurs sortiront épuisés avec l’envie de partir en vacances. Sur le plus long terme, cette expérience personnelle générera sûrement des réflexions sur la place du travail dans la vie de chacun. Dois-je continuer au même rythme ? Dois-je au contraire réduire mon temps de travail pour m’occuper de ma famille, réaliser mes rêves…
L’incertitude du monde d’un point de vie sanitaire, économique et écologique renforce la dynamique d’un recentrage sur des repères stables que ce soit les valeurs pour les entreprises ou les personnes ou les choses essentielles dans la sphère privée.
Par ailleurs, apprendre à vivre avec moins de ressources lorsqu’on a été en chômage partiel est aussi une expérience : j’ai moins de ressources mais j’ai un espace de liberté qui m’apporte une autre forme d’épanouissement. Carine Dartiguepeyrou anticipait cette possibilité dans son livre le Futur est déjà là : la raréfaction des ressources financières amène les personnes à se recentrer sur d’autres valeurs et l’argent devient moins important dans leur vie. Selon elle, ce nouveau modèle doit être anticipé par les entreprises dans les propositions qu’elles feront aux collaborateurs. La crise peut accélérer ce phénomène.
[2] Sondage OpinionWay, pour Empreinte Humaine, société de conseil en qualité de vie au travail et en prévention des risques psychosociaux, effectué entre le 31 mars et le 8 avril auprès de 2 000 personnesRalentir : c’est le premier choc… les premiers jours ont été comme un télétravail prolongé. Puis avec le temps, le télétravail n’était plus un choix mais une obligation, un acte civique… Ralentir, c’est parfois ce dont nous rêvons pour lire la pile de livres au pied d’une table de nuit, être plus présents auprès de nos proches, développer nos hobbies…
Et pourtant au début du confinement, malgré ce temps gagné sur le transport, beaucoup d’entre nous avons été comme sidérés, paralysés. Comment réagir ? Faut-il lutter contre le ralentissement ?
Plusieurs options s’offrent à nous : la suractivité pour ne pas voir, le lâcher prise sur la vie d’avant pour accueillir l’inconnu de l’après, la contribution pour positiver la crise…
Beaucoup ont déjà su se réinventer. C’est le cas de Roméo, 14 ans, qui a pris et honoré une commande de masque avec son imprimantes 3D[3] . Cet exemple de solidarité participe à une économie d’un nouveau genre. Dans mon entourage proche également, une collègue s’est mise à utiliser son activité partielle pour fabriquer plusieurs milliers de masques pour sa commune avec son collectif de campagne électorale.
Comme le souligne Edgar Morin[4], “cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués par l’aliénation du quotidien”. Rien n’est défini pour l’après-crise et il est possible de tout imaginer. Edgar Morin précise que plusieurs forces s’affrontent pendant ce type de périodes : celles qui souhaitent retourner vers l’équilibre antérieur à la crise et celles souhaitant profiter de cette crise pour révolutionner ce qui leur semble devoir l’être. Au travers nos choix collectifs et individuels, nous décidons aujourd’hui où nous souhaitons positionner le curseur selon nos valeurs.
C’est une véritable opportunité qui nous est offerte de repenser le monde dans lequel nous vivons et œuvrons… que ce soit dans la sphère privée ou dans la sphère professionnelle, nous avons dû réinventer les façons de faire ou d’interagir pour faire face à la crise… un changement s’est déjà opéré. Aurons-nous alors la capacité à défendre post crise ce que nous avons changé et qui nous semble légitime de l’être ?
Cette légitimité peut être interrogée à différents niveaux. Les entreprises doivent s’interroger sur les problématiques attenantes à la raison d’être, à l’empreinte écologique de l’activité, et à la façon dont les relations humaines s’y jouent c’est-à-dire l’expression des valeurs au quotidien. Pour ce faire, il sera clé de capitaliser sur l’expérience vécue par les collaborateurs pendant cette période. Quant aux individus, chacun se doit de définir à quel monde il veut contribuer. Car même sans faire la révolution, il est possible d’insuffler nos valeurs dans nos entreprises et/ou nos modes de vie.
Comme le disait Gandhi : “Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde !”.
[3] Article de FranceInfo du 17/04/2020 “L’hôpital juste à côté demandait 250 masques alors j’ai pris la commande” : Roméo 14 ans, fabrique des masques chez lui [4] Article du monde du 19/04/2020 Edgar Morin : “Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués par l’aliénation du quotidien”