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La guerre économique et technologique qui oppose actuellement Washington et ses alliés occidentaux à Pékin ne cesse de révéler, en creux, les différences existantes entre les systèmes de valeurs et les éthiques, de ces deux pôles d’influence. Dans un contexte où l’Europe tente de défendre ses valeurs au moyen d’un corpus juridique à la dimension sociétale marquée, le projet chinois de « Nouvelles routes de la Soie » s’accompagne lui aussi de normes et de standards bien réels. Quels sont les fondements de l’éthique chinoise et ses similitudes avec l’éthique occidentale ? Comment se traduit-elle juridiquement en matière de conformité réglementaire ? Tour d’horizon des enseignements tirés du dernier Club Pro organisé par le Cercle d’Éthique des Affaires.

 

 

 

La vision chinoise du monde

 

Pour mieux comprendre la façon dont la Chine pense, définit et applique actuellement une certaine conformité réglementaire, il semble en premier lieu nécessaire de rappeler la vision politique et économique du pouvoir chinois sur la place du pays dans le concert des Nations.

Alors que les puissances occidentales vivaient de 1945 à 1973, les « trente glorieuses[1]» et se muaient progressivement en sociétés de consommation, l’Empire du Milieu connaissait, au même moment, sa « révolution culturelle » qui, en dix ans (1966-1976), balayait l’ensemble des repères éthiques, culturels, politiques, sociétaux, ainsi que les anciens réseaux de solidarité de la société chinoise. A l’issue de cet évènement aux conséquences redoutables, le PIB de la Chine s’élevait à environ 154 milliards de dollars, soit plus de deux fois moins que celui de la France au même moment (environ 372 milliards de dollars)… La population y était pourtant déjà près de dix-sept fois plus élevée[2] !

Face à la situation économique désastreuse, Deng Xiaoping, nouveau leader suprême, lance en 1978 un programme de réformes économiques de grande ampleur. Lorsqu’il affirme « peu importe la couleur du chat, tant qu’il attrape les souris », le message est clair : même si cela doit rompre avec la pureté de l’idéologie marxiste, l’heure est désormais au pragmatisme et à l’efficacité dans les affaires. L’objectif non-dissimulé est de rattraper l’économie américaine et de la dépasser.

Quelle éthique pour les affaires chinoises ?

 

Pour rattraper son retard, la Chine s’intègre pleinement à la mondialisation et devient l’atelier du monde. En 2001, elle rejoint l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Elle s’affranchit pourtant de certaines des règles qui encadrent le commerce international notamment en matière de propriété intellectuelle. La contrefaçon est alors perçue par l’Empire du Milieu comme un moyen de rattraper son retard technologique. La stratégie suivie consiste selon le proverbe à « cacher la brillance et cultiver l’obscurité », loin des injonctions du droit occidental de la conformité à plus de transparence…

Depuis l’arrivé au pouvoir, en 2012, de Xi Jinping, nouveau secrétaire général du parti communiste, « le socialisme chinois serait entré dans une nouvelle ère » selon un communiqué de l’agence de presse officielle chinoise[3]. Promettant une plus grande ouverture du pays et un « traitement équitable » pour les entreprises étrangères, doit-on croire que le pays est arrivé à une maturité économique qui le conduise à faire sien les standards juridiques occidentaux ? Une éthique des affaires chinoise compatible avec les référentiels américains et européens serait-elle sur le point de voir le jour ?

Le droit et la conformité sont largement influencés par l’éthique, cet ensemble de valeurs et principes d’actions considérés comme fondamentaux pour orienter les comportements et qui finissent par organiser les sociétés. A ce titre, les occidentaux restent largement influencés par les philosophes des Lumières et le concept de dignité humaine qui figure en préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et rend souhaitable et optimale l’organisation démocratique de la société. Or, la République populaire de Chine ne partage pas cet héritage. Par conséquent, le respect des principes démocratiques ne semble pas apparaitre essentiel dans un pays où la structure étatique repose entièrement sur un Parti Unique.

Tout entière tournée vers l’objectif de bâtir un pays « puissant et moderne[4] », la Chine moderne a érigé l’efficacité en principe cardinal, principe qu’il convient de brider le moins possible par d’éventuels contrepouvoirs d’ordre institutionnel, juridique ou économique… Ce qui explique pourquoi certains principes juridico-économiques occidentaux – comme celui de la « concurrence pure et parfaite » – restent considérés avec un détachement certain par les pouvoirs chinois.

La Chine à l’heure de la conformité ?

 

Il serait pourtant faux de croire que la Chine communiste ne s’attaque pas à certains des maux qui affectent les fondements économiques, sociaux ou moraux de sa société. Ainsi la vaste campagne de lutte contre la corruption lancée par Xi Jinping à partir de 2013 aurait conduit à sanctionner au moins 1,5 millions de cadres du PCC depuis son instauration[5]. Promue d’abord pour éviter la « chute[6] » du Parti Communiste, l’efficacité réelle de cette politique reste sujette à débats parmi les experts[7], et ce malgré une modeste remontée de la Chine au classement Transparency International dédié à la perception de la corruption. Le pays y est passé d’une très médiocre 80ème place en 2012 à une plus encourageante 66ème place en 2021.

Alors qu’en Occident, la conformité et la RSE restent des hybridations entre droit dur et soft law – recommandations, lignes directrices, bonnes pratiques, etc. – en Chine, l’appareil d’État contrôlé par le PC entend contrôler strictement le bon respect de ses directives et sanctionner sévèrement les éventuels récalcitrants. Ainsi, quand Pékin est confronté en 2013 à une exceptionnelle pollution de l’air aux particules fines et à 500 manifestations quotidiennes de la population pour réclamer des mesures pour endiguer ce phénomène[8], le pouvoir réagit fermement.

Dès 2014, le gouvernement publie des informations circonstanciées et alarmantes de la situation environnementale du pays. Imposant aux grandes entreprises privées et publiques de publier leurs émissions de CO2 et leurs rejets dans les rivières, les crimes de pollution les plus graves deviennent passibles de la peine capitale[9]. En 2015 est créé le CEIT[10], structure en charge d’enquêter sur les éventuels manquements environnementaux et disposant d’importantes marges de manœuvre qui met à disposition une ligne d’alerte ouverte aux citoyens[11].  Plus singulier dans un pays où l’État est si puissant, certaines ONG se voient habilitées à intenter des procès d’intérêt public contre les entreprises et organismes pollueurs[12].

De manière similaire, Pékin a récemment affiché sa fermeté en matière de gouvernance des données. Quatre ans après l’entrée en vigueur du RGPD européen, la Chine entend se doter d’une réglementation analogue, bien que plus restrictive. Ne concernant pas simplement les données personnelles, les nouvelles réglementations chinoises protègent également les « données importantes », celles qui, selon le pouvoir législatif chinois – et parmi d’autres possibilités – peuvent constituer une menace à la sécurité internationale ou affecter le développement, la production ou le fonctionnement et les intérêts économiques de l’industrie.

Le transfert des « données importantes » vers l’étranger est strictement encadré, il doit d’abord faire l’objet d’une auto-évaluation des risques par le demandeur, puis d’une requête à l’autorité administrative compétente, qui se chargera avant tout transfert définitif d’évaluer la sécurité réelle de l’opération…

Conclusion

 

Alors que les mécanismes de conformité et, de manière plus large, les législations relatives à la prise en compte d’impératifs sociaux et environnementaux se multiplient en Occident et en Europe, la Chine ne semble pas en reste. Cependant, leurs natures diffèrent : mesurées et respectueuses des libertés de chacun des acteurs impliqués en Europe, elles s’avérèrent plus radicales et plus autoritaires en République Populaire de Chine.

Surtout, lorsqu’à Bruxelles, elles visent à garantir le respect de certains principes juridiques jugés universels, à Pékin, elles demeurent toujours des moyens pour permettre de résoudre des défis intérieurs comme Xi Jinping l’affirmait dans son discours d’ouverture du 19ème Congrès du PCC, en octobre 2017 : « Après avoir «résolu le problème de nourrir et de vêtir plus d’un milliard de personnes», le régime doit désormais répondre «à leurs besoins d’une vie meilleure, non seulement sur le plan matériel et culturel», mais également en termes de «justice», de «sécurité» et «d’environnement»[13].

Au détriment des droits de certaines minorités[14] et de ceux qui refusent la stratégie d’influence chinoise[15] ?

[1] Selon le dictionnaire Larousse, le terme renvoie à la période comprise entre 1945 et 1975 durant laquelle la plupart des économies occidentales connaissent une croissance exceptionnelle et régulière à l’issue de laquelle elles entrent dans l’ère de la société de consommation.

[2] On estime à environ 930 millions le nombre de nationaux chinois en 1976 contre environ 54 millions pour la France.

[3] Voir l’article de France24 : https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20211111-le-parti-communiste-chinois-adopte-une-r%C3%A9solution-historique-sur-xi-jinping

[4] Voir l’article du Figaro : https://www.lefigaro.fr/international/2017/10/18/01003-20171018ARTFIG00138-xi-jinping-promet-une-nouvelle-ere-a-la-chine-et-defend-l-autorite-du-parti.php

[5] Voir l’article du Point : https://www.lepoint.fr/monde/corruption-en-chine-quasi-doublement-des-poursuites-en-2019–26-05-2020-2376920_24.php

[6] Voir l’article des Echos : https://www.lesechos.fr/2017/10/corruption-en-cinq-ans-xi-jinping-a-tue-des-mouches-et-quelques-tigres-184774

[7] Voir l’article du Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/14/l-efficacite-de-la-lutte-anticorruption-en-chine_6109525_3232.html

[8] Voir l’article de Novethic : https://www.novethic.fr/actualite/environnement/pollution/isr-rse/en-chine-500-manifestations-quotidiennes-contre-la-pollution-143976.html

[9] Voir l’article du Monde : https://www.lemonde.fr/planete/article/2013/06/21/en-chine-le-crime-de-pollution-devient-passible-de-la-peine-de-mort_3434183_3244.html

[10] Pour « Central environment inspection team »

[11] Voir l’article du site Vert : https://vert.eco/articles/ecologie-la-chine-ne-fait-pas-les-choses-a-moitie-pour-le-meilleur-comme-pour-le-pire

[12] Ibid.

[13] Extrait tiré d’un article du Figaro : https://www.lefigaro.fr/international/2017/10/18/01003-20171018ARTFIG00138-xi-jinping-promet-une-nouvelle-ere-a-la-chine-et-defend-l-autorite-du-parti.php

[14] Voir l’article du Figaro : https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/02/08/chine-le-drame-ouighour-sur-arte-la-genese-des-camps-de-concentration-au-xinjiang_6112852_3246.html

[15] Voir par exemple le reportage de France Culture : https://www.franceculture.fr/geopolitique/hong-kong-vue-de-chine-un-mouton-noir-qui-doit-rentrer-dans-le-rang

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