Situation à risque, bien que non-répréhensible per se, le conflit d’intérêts peut néanmoins entrainer la commission d’infractions bien réelles : abus de bien social, prise illégale d’intérêts, délit d’initié, voire corruption. Dans ce contexte, les dernières recommandations de l’Agence Française Anticorruption[1] (AFA) invitent les entreprises à intégrer dans leur code de conduite leurs politiques en matière de gestion des conflits d’intérêts. Sujet bien connu des directions E&C mais toujours complexe à gérer du fait de sa dimension protéiforme : notre dernier atelier pratique lui était dédié. Quelles règles d’or pour organiser la gestion des conflits d’intérêts en entreprise ? Quelles difficultés ? Quelles priorités ? Tour d’horizon de nos échanges sur le sujet.
Définir le conflit d’intérêt : un enjeu clef
Les juristes le savent bien : « aucun crime, aucune peine, sans loi[2] ». Or, comme les situations de conflits d’intérêts – courantes dans la vie des individus – ne sont pas pénalement répréhensibles, il convient pour l’entreprise qui souhaite les identifier et les traiter, de tout d’abord bien les définir.
Le Guide pratique des conflits d’intérêts dans l’entreprise publié par Transparency International en donne une définition aujourd’hui assez couramment admises par les entreprises : « situation qui naît quand l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions d’une personne est susceptible d’être influencé par un autre intérêt public ou privé distinct de celui qu’il doit défendre dans ces fonctions ».
Au-delà de cette définition, deux conceptions coexistent néanmoins dans la manière d’envisager la prévention des conflits d’intérêts : la conception « anglo-saxonne » tend à vouloir déterminer de façon exhaustive toutes les situations de conflit d’intérêts potentiel, tandis que la conception « continentale » préfère s’intéresser aux effets en laissant aux collaborateurs le soin de définir s’il se trouve ou non dans le cadre d’une définition plus large du conflit d’intérêt.
Ces différences culturelles peuvent mener à des divergences en pratique. C’est par exemple le cas en matière de suivi et traitement des relations amoureuses au travail. Alors qu’elles sont strictement interdites dans certaines multinationales américaines, comme en témoigne une récente affaire[3], ou au minimum, obligatoires à renseigner, en France, une certaine gêne persiste à collecter ce type d’informations au titre de la protection de la vie privée.
Les lignes semblent pourtant bouger. Alors que certaines entreprises françaises se bornent à simplement recommander à leurs collaborateurs de renseigner ce type d’information, certaines l’ont d’ores et déjà rendu obligatoires, parfois sous conditions : que les relations amoureuses concernent deux personnes d’un même service reliées entre elles par un lien hiérarchique direct.
Favoriser l’identification
Une fois les situations de conflits d’intérêts potentielles et les liens d’intérêts à renseigner (professionnels, capitalistiques, amicaux, amoureux, politiques, associatifs, etc.) définis, il convient de les identifier pour chaque collaborateur. Cet exercice s’effectue soit de manière régulière, soit de manière spontanée en fonction du statut du déclarant. De manière générale les fonctions exécutives (comité exécutif et top management) doivent déclarer annuellement et de manière exhaustive leurs liens d’intérêts. Certaines sociétés vont même jusqu’à demander la même chose pour les conjoints de ces personnes.
Pour le reste des collaborateurs, c’est-à-dire la grande majorité, la déclaration est généralement spontanée, laissée à la libre appréciation de l’individu en fonction de sa situation personnelle. Or, si l’on en croit le dernière Baromètre de l’Éthique[4], réalisé par le CEA en collaboration avec le Groupe La Poste, seuls 41% des collaborateurs déclarent connaître la politique conflits d’intérêts de leur entreprise. C’est moins que pour le Code d’éthique, le code de conduite anti-corruption ou la politique cadeaux et invitations.
Bien qu’ils soient de plus en plus nombreux à déclarer s’être déjà trouvés en situation de conflit d’intérêt dans le cadre de leur travail, 28% des déclarants en 2020 contre 23% en 2019, gageons que ce taux gagnerait très certainement à croître encore en cas de meilleure connaissance des politiques dédiées. Ce constat impose de mettre en place des mesures de communication et de sensibilisation relatives aux conflits d’intérêts.
A cet égard, les moyens ne manquent pas : formation en e-learning ou en présentiel, guide, fiche pratique, séminaires à animer par les managers à l’aide de supports types, voire engagement spécifique sur ce sujet d’un membre du COMEX… Attention simplement à bien relier la problématique du conflit d’intérêts à celles, connexes, relatives au droit de la concurrence, aux délits d’initiés, ou à celle de la protection des informations confidentielles.
Traiter et parfois sanctionner
Une fois les situations de conflits d’intérêts potentielles renseignées par les collaborateurs, il appartient aux fonctions E&C en étroite collaboration avec les fonctions RH, de statuer sur l’existence, ou non, d’un véritable conflit d’intérêt. Si tel est le cas, un large éventail de mesures peuvent être imposées : déport du processus de décision, ajout de contrôles et de validations hiérarchiques, changement temporaire ou définitif des missions et responsabilités voire changement de poste pour les plus rares situations qui le nécessitent.
La non-déclaration de liens d’intérêts ayant mené, ou non, à une situation de conflit d’intérêts réel peut quant à elle mener à des mesures disciplinaires, du simple avertissement jusqu’au licenciement en fonction de la bonne foi et de la posture du salarié, ainsi que du risque juridique et réputationnel que cette situation a fait courir à l’entreprise.
Il convient néanmoins de rester aussi modéré que faire se peut dans l’attribution de sanctions : « il ne faut surtout pas décourager les autres collaborateurs de reporter une situation de conflit d’intérêts potentielle qu’ils auraient oublié de mentionner » analyse ainsi des experts présents lors de notre atelier qui conclut : « le nombre de déclarations spontanées est à ce titre un bon indicateur de la compréhension et de la confiance des collaborateurs dans le système de gestion des conflits d’intérêts ! ».
[1] Agence Française Anticorruption, Les recommandations de l’AFA, janvier 2021, disponibles ici : https://www.agence-francaise-anticorruption.gouv.fr/files/files/Recommandations%20AFA.pdf
[2] Traduction de l’adage latin : « Nullum crimen, nulla pœna sine lege ».
[3] Voir le cas du DG de McDonald’s, licencié pour avoir eu une liaison consentie avec une salariée : https://www.rtl.fr/actu/international/mcdonald-s-limoge-son-patron-apres-une-liaison-avec-un-membre-du-personnel-7799385875
[4] Disponible ici : https://cercle-ethique.net/wp-content/uploads/2021/05/2021_05_04_9eme_barometre_de_l_ethique_des_affaires_en_entreprises_2020-V3-retour_ipsos.pdf
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