Alors que le statut de lanceur d’alerte a été successivement renforcé ces dernières années, des velléités visant à systématiser les signalements en externe auprès des institutions publiques existent. Pourtant, les dispositifs d’alerte interne aux entreprises font aujourd’hui preuve de leur efficacité et de leur utilité, si tant est qu’ils soient sincèrement déployés. Leur bon fonctionnement interrogent en dernier lieu sur le statut des chargés d’éthique et des enquêteurs internes en entreprise.
Un statut renforcé mais précaire ?
Fruit d’évolution juridiques successives, tant à l’échelle française qu’européenne, la protection des lanceurs d’alerte n’a cessé de se renforcer ces dernières années dans notre pays. Dès 2017, la loi Sapin II est venue démocratiser une pratique courante outre-Atlantique, en obligeant les plus grandes entreprises à se doter de systèmes d’alerte interne et en instaurant un statut de lanceur d’alerte. En 2022, la loi Waserman a renforcé la protection due à ce dernier en précisant les obligations pesant sur les entreprises de plus de 50 salariés.
Surtout, elle a ouvert la possibilité aux lanceurs d’alerte qui l’estimeraient nécessaire, d’adresser leurs griefs, directement à une autorité externe, sans au préalable avoir effectué un signalement interne à leur entreprise – condition obligatoire avant 2022.
Pourtant, le parcours du lanceur d’alerte semble encore semé d’embûches et perçu comme tel. Ainsi, selon le Baromètre du Climat Éthique 2023 (Cercle d’Éthique des Affaires – Occurrence), un salarié sur deux estime que les lanceurs d’alerte prennent des risques pour leur carrière. Quand bien même cette méfiance pourrait ne pas toujours être fondée, l’ordre de grandeur reste insatisfaisant.
Dans ce contexte, certaines associations appellent à systématiser l’alerte externe en déléguant aux pouvoirs publics le soin de les recueillir et de les traiter. Cette velléité – compréhensible – demeure néanmoins inopportune.
Atouts du signalement interne
Mises sous pression par la possibilité offerte aux lanceurs d’alerte de contacter directement des autorités externes, la plupart des grandes entreprises déploient des systèmes d’alertes matures. Les procédures de recueil, souvent automatisées et permettant l’anonymat, sont désormais généralisées. De même, nombre d’entre elles ont structuré leurs pratiques d’enquête interne et vont jusqu’à instituer des départements dédiés en charge d’instruire les affaires remontées.
Dans ces conditions, le signalement interne possède de nombreux atouts. La croissance continue et soutenue du nombre d’alertes reçues par les entreprises ayant mis en place une démarche sincère semble être un bon indice de la confiance croissante des salariés dans ce dispositif.
En premier lieu, celui-ci permet de mettre un terme à de nombreuses situations de tensions au travail alors qu’environ 70% des alertes internes reçues concernent un problème relationnel. Les signalements internes contribuent donc au maintien d’un climat de travail apaisé, tout en empêchant de transférer systématiquement le poids d’éventuelles tensions sociales sur des tribunaux toujours plus surchargés. Ainsi, les enquêtes internes peuvent déboucher sur des mesures de protection des victimes ou des sanctions disciplinaires dans un intervalle de temps relativement restreint, inférieur à un an.
Plus encore, cela permet à de nombreux salariés consciencieux et profondément attachés à leur entreprise et à leur emploi de faire changer les pratiques « de l’intérieur » et de pousser à une transformation vertueuse des pratiques au sein de leur environnement de travail.
A cet égard, les mécanismes d’alerte participent à la démocratisation du fonctionnement des entreprises, chaque salarié disposant d’un canal d’expression direct avec les plus hautes instances de l’organisation et lui permettant d’informer, d’interroger ou de dénoncer les situations qu’il jugerait contraires à la loi ou à l’éthique – sans jamais perdre le droit d’en faire état à une autorité judiciaire par la suite.
Dans une « société du risque », telle que décrite par le sociologue allemand Ulrich Beck, le système d’alerte interne peut être considéré comme l’instrument d’un contrepouvoir bienvenu. Dans ce contexte, il n’est d’ailleurs pas rare de voir les organisations syndicales en soutien de ce type de dispositif si tant est que l’entreprise ait fait la preuve au préalable de son efficacité.
Dans le même temps, le dispositif d’alerte bénéficie largement aux sociétés en leur permettant de détecter et circonscrire les risques de pratiques frauduleuses et indésirables et leur en épargnant des scandales financiers et réputationnels mortifères dans un contexte de concurrence internationale accrue. Il leur offre, dans le même temps, la possibilité de faire montre de leur bonne foi et renforce d’autant leur capacité à susciter la confiance de leurs collaborateurs.
Une approche modérée
La recherche d’un juste équilibre exclut les postures archétypales. Faisons donc preuve de modération et montrons-nous capables de discernement : l’efficacité présumée de l’alerte externe auprès des pouvoirs publics n’exclut pas celle du signalement interne auprès d’une direction éthique ou conformité en entreprise.
Les deux ne sont pas opposées mais complémentaires et un lanceur d’alerte n’a pas à choisir entre l’une ou l’autre !
D’ailleurs les entreprises, elles aussi, externalisent certaines enquêtes internes auprès de cabinets spécialisés lorsque ces dernières exigent une expertise particulière. Par ailleurs, elles se soumettent aux audits de certaines autorités telles que l’Agence Française Anticorruption (AFA) qui veille justement au bon fonctionnement des dispositifs d’alertes internes.
Reste que seulement 63% des salariés français disent avoir confiance dans le système d’alerte de leur entreprise, ce qui est insuffisant. (Baromètre du Climat éthique 2023 – Cercle d’éthique des Affaires – Occurrence)
Plutôt que d’y voir le signe d’une fatalité, donnons-nous les moyens d’augmenter la confiance des salariés dans les systèmes d’alertes internes en renforçant la robustesse et la connaissance des procédures d’enquête interne tout en veillant à l’indépendance effective des directions qui en ont la charge. Car réfléchir aux façons de traiter de façon impartiale les alertes revient finalement à réfléchir au statut – aujourd’hui encore inabouti – de l’enquêteur interne et des chargés d’éthique en entreprise.
Louis Colin, Délégué Général du Cercle d’Éthique des Affaires
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