Née aux États-Unis, où elle est d’abord conçue comme un engagement volontaire des entreprises propice à la réussite commerciale et à la défense du capitalisme, la RSE s’est progressivement institutionnalisée, au point de devenir parfois, comme en France, une exigence légale. (Sur ce point, voir le premier article de notre série, l’historique ici). Le contexte socio-économique actuel la rend par ailleurs – impossible à ignorer.

 

La prise de conscience

Bien que des rapports de « développement durable » soient exigés, dès 2001, de la part des grandes sociétés cotées françaises, la reconnaissance et l’exercice d’une véritable responsabilité sociétale de leur part, reste encore largement incertains durant cette décennie. Une première prise de conscience des effets délétères de la mondialisation s’opère en 2013, suite à l’effondrement tragique du Rana Plaza au Bangladesh. La catastrophe – qui fait plus de 1 100 morts – plonge sous une lumière crue les conditions de travail extrêmes auxquelles sont soumis certains sous-traitants de grandes multinationales du textile occidentales. En 2014, la parution du 5ème rapport du GIEC[1], comme les nombreuses alertes relatives à l’effondrement de la biodiversité effectuées dans le même temps, achèvent de faire de l’urgence environnementale un sujet inévitable.

En 2015, les États Membres des Nations Unies adoptent les 17 Objectifs de Développement Durable qui doivent permettre de répondre aux « défis mondiaux » auxquels l’Humanité est confrontée notamment « ceux liés à la pauvreté, aux inégalités, au climat, à la dégradation de l’environnement, à la prospérité, à la paix et à la justice[2] ». Conscients de la responsabilité des entreprises à cet égard, les Nations Unies confient au Global Compact[3] le soin de fédérer l’action du secteur privé autour de ces objectifs.

Déjà soumises à la pression de la société civile, les entreprises multinationales se voient également dans l’obligation de répondre aux demandes de plus en plus insistantes du secteur financier, lui-même soumis par ailleurs à de similaires injonctions. Ainsi la notation extra-financière, ou notation ESG[4], se démocratise largement, les encours d’ISR[5] croissent de manière forte et certains investisseurs institutionnels n’hésitent plus à déposer des résolutions lors d’assemblées générales pour contraindre les entreprises à adopter des mesures fortes en faveur du climat[6].

Dès lors, en 2020, parmi les cent sociétés de droit français présentes dans le SBF-120 qui ont publiées des Déclarations de Performance Extra-Financière (DPEF), 75% formalisent une feuille de route RSE pluriannuelle, contre 41% seulement quatre années plutôt, signe d’une tendance de fond[7].

Une obligation ex ante de vigilance

Plus encore que les demandes des différentes parties prenantes – de la société civile aux investisseurs en passant par les salariés – de récentes législations françaises sont venues de facto contraindre les sociétés agissant sur le territoire français à mettre en place des politiques de RSE.

Alors qu’en droit français la responsabilité, civile comme pénale, est conçue comme une responsabilité ex post, c’est-à-dire une obligation de répondre des conséquences de ses actes passés, en réparant, le cas échéant, le préjudice causé à autrui, le droit associé à la responsabilité sociétale est, quant à lui, pensé comme un droit ex ante, visant à empêcher ou à limiter, en amont, la probabilité de survenance d’actes jugés indésirables. Ce mécanisme est connu des sociétés françaises depuis l’entrée en vigueur de la loi dite Sapin II qui prévoit une sanction administrative en cas de non-prévention de la corruption, indépendant de la réalisation effective d’un tel acte.

Consacrant cette logique, le législateur français a créé en 2017 une obligation de vigilance, contraignant les sociétés françaises employant au moins 5 000 salariés ou les sociétés étrangères employant au moins 10 000 salariés en France, à établir et à mettre en œuvre un plan de vigilance. L’objectif de ce dernier est d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’envers l’environnement. Cette « responsabilité » est valable tant pour l’activité propre de la société et de ses filiales que pour celles de ses sous-traitants et fournisseurs. Plus question donc de feindre d’ignorer les conditions de travail de son fournisseur ou de transférer les risques d’une activité à des sociétés tierces non-soumises aux réglementations françaises.

Comme la loi Sapin II, la loi dite devoir de vigilance explicite les modalités d’un « plan de vigilance » valide. Ce dernier, qui doit en principe être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, doit comprendre : une cartographie des risques, des procédures d’évaluation des tiers fournisseurs de rang 1 et 2, des actions de remédiation en cas de risques avérés, un mécanisme d’alerte et un dispositif de suivi des mesures. Surtout, le plan de vigilance doit être intégré au rapport de gestion de l’entreprise. A défaut, et en cas de saisine d’un juge, la société pourra être enjointe sous astreinte à publier et mettre en œuvre de manière effective un tel dispositif.

La transparence comme instrument de prédilection

Cet impératif de transparence se retrouve dans l’obligation pour les sociétés cotées et non cotées dépassant certains seuils[8] d’intégrer au rapport de gestion, une déclaration de performance extra-financière (DPEF). Mise en place dans l’objectif d’harmoniser les pratiques RSE à l’échelle européenne et de renforcer la transparence en matière de lutte contre le réchauffement climatique, la DPEF remplace le rapport RSE précédemment exigé.

Figure imposée, la DPEF doit en premier lieu contenir une présentation du modèle d’affaires de l’entreprise : quelles sont les principales ressources de l’entreprise (matières premières, énergie, produits, ressources humaines et financières), quelle est son activité, son organisation, ses produits ou services, ses marchés, quelle sont sa stratégie et ses perspectives de développement ?

Elle doit ensuite présenter les principaux risques RSE liés à l’activité de la société, voire, si cela s’avère pertinent, les risques créés par ses relations d’affaires ou par ses produits ou services. S’il appartient à l’entreprise de catégoriser et de prioriser les risques en fonction de son modèle d’affaire et en vertu du principe de matérialité, certaines thématiques au premier rang desquels la lutte contre le réchauffement climatique, les conditions de travail des salariés ou la promotion de la diversité et la lutte contre les discriminations apparaissent incontournables.

Il convient également de faire mention des politiques appliquées et des procédures de diligence raisonnable mises en place au sein de l’entreprise. Par ce biais, celle-ci doit présenter les objectifs qu’elle se fixe, ainsi que les mesures organisationnelles et opérationnelles adoptées et les moyens alloués pour permettre leur réalisation.

Enfin, les sociétés soumises à la DPEF doivent y faire apparaitre les résultats des politiques mises en place notamment grâce à des indicateurs de performance (KPI) censés démontrer la progression de l’entreprise dans les domaines ciblés.

Si la DPEF de certaines sociétés[9] doit faire l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant qui rend un avis motivé sur la conformité de la déclaration aux dispositions légales et sur la sincérité des informations fournies dans la déclaration, aucune sanction n’existe pour condamner l’entreprise qui aurait – volontairement ou non – publié une DPEF trompeuse ou falsifiée. Une fois n’est pas coutume, en matière de RSE, la transparence apparait donc comme l’instrument de prédilection pour contraindre les entreprises – qui souhaitent soigner leur image et leur réputation – à adopter des comportements vertueux. Ce parti pris est par ailleurs conforme à la doctrine économique néoclassique qui postule qu’une concurrence pure et parfaite dépend de la « perfection du marché », c’est-à-dire, notamment, de la transparence de l’information.

La dimension statutaire de la RSE

Malgré ces avancées, force est de constater que « la RSE reste parfois considérée comme un affichage, un supplément d’âme, ou un exercice formel de conformité à une grille de questions » comme l’ont souligné Nicole Notat et Jean-Dominique Sénart dans leur rapport « L’entreprise objet d’intérêt collectif[10] » publié en 2018. Afin d’échapper à cet écueil et de permettre aux sociétés françaises de se soustraire au « court-termisme et à la financiarisation » induits par le modèle capitaliste anglo-saxon, notamment ses fonds spéculatifs activistes, les rédacteurs du rapport préconisent l’évolution de l’objet social de l’entreprise, la possibilité pour ces dernières de se doter « d’une raison d’être statutaire » voire de devenir des « sociétés à mission ». D’autres recommandations portent sur le renforcement du nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration, la création de comités de parties prenantes au sein des entreprise  ou encore le développement de labels RSE sectoriels.

Retenant l’essentiel de ces préconisations, la loi PACTE, promulguée le 22 mai 2019, modifie les articles 1833 et 1835 du Code civil. Désormais toute société « doit être gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Elle peut en outre faire figurer dans ses statuts une « raison d’être », c’est à dire l’énoncé « des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

L’inscription statutaire de la raison d’être, la définition d’objectifs sociaux et environnementaux, les modalités de suivis de ces objectifs et la création d’un comité de suivi des missions deviennent obligatoires[11], lorsque la société en question souhaite obtenir la qualité « de société à mission ». Enfin, la réalisation des objectifs doit faire l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant dont l’avis doit être rendu public sur le site internet de la société pour une durée de 5 ans. Si jamais la société ne remplit pas la ou les missions qu’elle s’est fixée, une procédure de retrait de la qualité de « société à mission », peut en théorie être engagée à son encontre.

Un peu plus d’un an après l’entrée en vigueur de la loi PACTE, certaines études révèlent des tendances encourageantes qui nécessitent désormais d’être confirmées. Ainsi selon une étude réalisée en septembre 2020 par Deloitte, EY et le MEDEF, sur cent entreprises du SBF 120 ; 35% d’entre elles s’étaient dotées d’une raison d’être. En revanche, seules 9% d’entre elles avaient inscrit celle-ci dans leur statut et une seule entreprise obtenu la qualité d’entreprise à mission. Le mouvement gagne cependant de l’ampleur. Ainsi en janvier 2021, l’Observatoire des sociétés à mission recensait 88 entreprises à mission en France, dont les deux tiers de TPE ou PME de moins de 50 salariés. Certaines grandes enseignes comme la CAMIF, le Crédit Mutuel Alliance Fédéral, Danone, la MAIF, ou encore le Groupe Yves Rocher appartiennent néanmoins à ce club restreint.

Entre pratique volontaire et exigence réglementaire, la loi PACTE illustre la tendance de fond à l’institutionnalisation de la RSE en France. Pourtant, le caractère souvent optionnel des contraintes RSE et l’obligation de transparence habituellement préférée à l’obligation de résultats, continuent de nourrir scepticisme et débats[12].

Un signe que la responsabilité sociétale des entreprises n’a très probablement pas fini de voir ses contours évoluer, comme nous le verrons dans le troisième et dernier article de notre série.

[1] GIEC, 2014: Changements climatiques 2014: Rapport de synthèse. Contribution des Groupes de travail I, II et III au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

[2] Voir le site internet dédié aux Objectifs de Développement Durable : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

[3] Le Pacte Mondial – l’appellation en anglais est traditionnellement plus utilisée – est une initiative est une initiative des Nations unies lancée en 2000 visant à inciter les entreprises du monde entier à adopter une attitude socialement responsable en s’engageant à intégrer et à promouvoir plusieurs principes relatifs aux droits de l’Homme, aux normes internationales du travail, à l’environnement et à la lutte contre la corruption. Le site internet du Global Compact est consultable ici : https://www.unglobalcompact.org/

[4] Pour Environnemental, Sociétal et de Gouvernance

[5] Investissement Socialement Responsable

[6] Le Figaro, Des actionnaires pressent HSBC d’agir plus vite sur le climat, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/des-actionnaires-pressent-hsbc-d-agir-plus-vite-sur-le-climat-20210110

[7] Deloitte, EY, MEDEF, Déclaration de performance extra-financière Quelles tendances et évolutions pour la deuxième année de publication, 2020

[8] Les seuils sont les suivants : 20M€ de bilan ou 40 M€ de CA et 500 personnes pour les sociétés cotées et 100M€ de bilan ou 100 M€ de CA et 500 personnes pour les sociétés non cotées.

[9] Celles dépassant les seuils mentionnés à l’article R225-105-2, c’est-à-dire les sociétés dont dépassant 100 millions d’euros pour le total du bilan ou 100 millions d’euros pour le montant net du chiffre d’affaires et employant plus de 500 salariés permanents employés au cours de l’exercice

[10] Notat N., Senard J.D, Barfety J-B, Rapport aux Ministres de la Transition Ecologique et Solidaire, de la Justice, de l’Economie, des Finances et du Travail, L’entreprise objet d’intérêt collectif, 2018

[11] La création d’un comité de suivi des missions n’est obligatoire que pour les sociétés de plus de 50 salariés.

[12] Challenges, Les entreprises “à mission” : devoir de vigilance et raison d’être,  https://www.challenges.fr/green-economie/les-entreprises-a-mission-devoir-de-vigilance-raison-d-etre_754781

Crédit photo : Unsplash

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