RSE, développement durable, sustainability, parties prenantes, éthique, valeurs, … Le champ lexical qui entoure la notion de « responsabilité sociale des entreprises » rend compte de la pluralité d’approches et de définitions attachées à ce concept. Preuve de la complexité à délimiter précisément ce terme : l’évolution de la définition donnée par la Commission Européenne à celui-ci, entre 2001 et 2011. Afin de comprendre les diverses dimensions de la RSE, le Cercle d’Éthique des Affaires s’est proposé d’en étudier les sources et fondements conceptuels au détour d’un bref historique.
1953 : la responsabilité sociale de l’homme d’affaires
Si dès le 19ème siècle certains mouvements philanthropiques religieux intègrent des préoccupations sociales à leur action entrepreneuriale, la notion moderne de RSE apparait en premier lieu dans les travaux menés par Howard Bowen, économiste et président d’université, dans son ouvrage paru en 1953 et intitulé Social Responsibilities of the Businessman. Très influencé par l’éthique religieuse protestante[1], le « père fondateur » de la RSE, affirme que l’homme d’affaire doit tenir compte des valeurs souhaitées par la société dans sa stratégie d’entreprise et dans la conduite de ses affaires – cette attention ne pouvant être toutefois que volontaire.
L’attention portée aux préoccupations sociales doit, selon l’auteur, permettre de concilier la liberté économique des acteurs privés et la préservation de l’intérêt général. Agissant ainsi, les hommes d’affaires participeront à la légitimation du modèle capitaliste américain d’après-guerre et battront en brèche les velléités de certains législateurs d’établir un état fédéral plus interventionniste – voire socialiste[2].
La RSE, par sa nature même, repose donc sur des considérations sociétales, économiques et éthiques singulières, puisqu’elle est d’abord le fruit d’une vision, anglo-saxonne, libérale et protestante, de ce que devrait être le capitalisme moderne. Elle semble dans une certaine mesure traduire cette conviction portée jusqu’alors par des capitaines d’industries comme Henry Ford – avec qui H. Bowen partage un patrimoine culturel proche[3] – « qu’une affaire qui ne fait rien à part de l’argent est une affaire médiocre[4] ».
1970 : la RSE comme condition de performance
Si l’idée d’une responsabilité sociale des hommes d’affaires semble bien acceptée par les dirigeants anglo-saxons dans les années 50[5], l’article publié par Milton Friedman en 1970, intitulé « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits » va venir bousculer l’acception de la notion qui prévalait jusqu’ici.
Figure de proue de la théorie économique néolibérale et lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques[6], Milton Friedman affirme que l’exercice d’une responsabilité sociale par une entreprise conduit de facto à un détournement d’argent privé (celui des actionnaires, des clients ou des salariés) à des fins d’intérêts général. Ce processus conduirait même l’entreprise à créer une « taxe » supplémentaire, non légitime puisque décidée par un acteur privé.
Contestant la proposition selon laquelle les hommes d’affaires et les entreprises auraient le devoir moral d’intégrer une politique de responsabilité sociétal à leur modèle d’affaire, Milton Friedman ouvre la voie à une nouvelle approche de la RSE qui s’efforcera désormais de convaincre que celle-ci s’avère également être un vecteur de performance économique. D’impératif éthique, la RSE se métamorphose progressivement en « un moyen d’accroissement des richesses [7]».
1984 : la théorie des parties prenantes
C’est dans ce mouvement que s’inscrivent les recherches du philosophe et universitaire, Edward Freeman. Dans un ouvrage publié en 1984 et intitulé Strategic Management : A Stakeholder Approach, l’auteur popularise le concept de parties prenantes, qu’il définit comme « tout groupe ou individu qui peut affecter l’atteinte des objectifs de l’entreprise ou être affectée par celle-ci » au-delà des seuls actionnaires et concurrents[8]. Ces travaux influencent profondément la RSE, qui s’appréhende, à partir de ce moment, comme un moyen de création de valeur, basé sur la prise en compte des attentes divergentes, voire concurrentes, des différentes parties prenantes.
Loin de remettre en cause le parti pris de Milton Friedman, la théorie des parties prenantes en est donc le prolongement. « Libertarien irréductible[9]» comme il l’écrit lui-même, Edward Freeman, « prône [d’ailleurs] une liberté économique sans entrave et une régulation exclusive (…) par le marché et donc l’absence de toute régulation juridique, étatique ou institutionnelle autre que contractuelle[10] ».
Années 90 : le développement durable et la triple bottom line
Face au péril environnemental qui s’esquisse de plus en plus clairement, et aidé par des travaux tels que le rapport Meadows[11] de 1972 ou l’ouvrage d’Hans Jonas, Le Principe Responsabilité[12], publié en 1979, la communauté internationale, sous l’égide de l’ONU, publie en 1987 le Rapport Brundtland[13] qui consacre la notion de « développement durable ». Celui-ci est défini comme « le mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leur. »
Reprise lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, la notion repose dès lors sur « trois piliers » qui doivent être conciliés pour favoriser un développement véritablement durable : le progrès économique, la justice sociale et la préservation de l’environnement. John Elkington, fondateur d’un cabinet de conseil et auteur d’un ouvrage sur la question en 1998[14], créé le concept connexe de Triple Bottom Line, ou triple P pour « People, Planet, Profit ». A travers la RSE, les entreprises sont désormais enjointes à convaincre de leur performance économique, sociale et environnementale.
Depuis 2000 : De la normalisation à la réglementation
Toujours volontaire, jamais contraignante, la RSE a néanmoins tendance à se normaliser – notamment en Europe – à partir des années 2000. Dès 2001, par exemple, la Commission des Communautés Européenne en donne la définition suivante dans son Livre vert[15] : « intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».
En 2010, la norme ISO 26 000 établissant les lignes directrice relatives à la RSE est publiée. Elle a pour objectif de proposer un cadre commun aux organisations qui souhaiteraient assumer la responsabilité des externalités de leur activité en contribuant au développement durable et en prenant en compte les attentes de ses parties prenantes.
Le caractère volontaire de la RSE semble cependant mal s’accorder aux systèmes juridiques dans lesquels l’État possède traditionnellement plus de prérogatives. Ainsi, en France où la promesse d’une « autorégulation exigeante » a pu faire l’objet de vives critiques[16], des lois viennent progressivement asseoir la nécessité d’engager des démarches RSE en entreprise.
C’est le cas de la loi dite NRE[17] promulguée dès 2001 et dont l’article 116 conduira les entreprises à communiquer et à produire des rapports de développement durable. Un peu moins de vingt ans plus tard, la loi sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017, et la loi PACTE, promulguée en 2019, parachèvent cette tendance profonde à l’institutionnalisation de la RSE en France. Instrument de droit mou, du nom de ces règles dont le respect n’est pas obligatoire, la RSE devient droit dur, entraînant ainsi des changements substantiels dans la façon dont elle est envisagée par les entreprises.
Dans le deuxième article de la série, nous reviendrons sur les grands enjeux actuellement attachés à la RSE ainsi que sur sa matérialisation opérationnelle.
[1] Gond, J. & Igalens, J. (2014). Genèse de la responsabilité sociale de l’entreprise. Dans : Jean-Pascal Gond éd., La responsabilité sociale de l’entreprise (pp. 7-22).
[2] Acquier A., Aux sources de la RSE, Relecture et analyse d’un ouvrage fondateur : Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen (1953), consultable ici : https://www.strategie-aims.com/events/conferences/9-xiveme-conference-de-l-aims/communications/716-aux-sources-de-la-responsabilite-sociale-de-lentreprise-re-lecture-et-analyse-dun-ouvrage-fondateur-social-responsibilities-of-the-businessman-dhoward-bowen-1953/download
[3] Henry Ford (1863-1947) est un industriel américain, fondateur du constructeur automobile Ford. Protestant, il est attaché à la défense de l’utilité publique comme à la liberté d’entreprendre.
[4] Citation traditionnellement mise au crédit d’Henri Ford, bien qu’aucune source ne semble en mesure de pouvoir réellement l’attester.
[5] Voir Acquier A., Aux sources de la RSE, Relecture et analyse d’un ouvrage fondateur : Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen (1953), consultable ici : https://www.strategie-aims.com/events/conferences/9-xiveme-conference-de-l-aims/communications/716-aux-sources-de-la-responsabilite-sociale-de-lentreprise-re-lecture-et-analyse-dun-ouvrage-fondateur-social-responsibilities-of-the-businessman-dhoward-bowen-1953/download
[6] Parfois surnommé le Prix Nobel d’Économie
[7] S.Baba, R.Moustaquim et E.Bégin, « Responsabilité sociale des entreprises : un regard historique à travers les classiques en management stratégique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, consultable : http://journals.openedition.org/vertigo/17715 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.17715
[8] FREEMAN R.E, Strategic Management: A Stakeholder Approach, 1984
[9] CAZAL D., RSE et théorie des parties prenantes : les impasses du contrat, disponible ici : https://journals.openedition.org/regulation/9173
[10] Ibid.
[11] Donella H. Meadows [and others]. (1972). The Limits to growth; a report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind. New York :Universe Books
[12] JONAS H., Le principe responsabilité, 1979
[13] Commission mondiale sur l’environnement et le développement. (1987). Notre avenir à tous.
[14] ELKINGTON J., Cannibals with Forks: The triple bottom line of 21st century, 1998
[15] Commission des Communautés Européennes, Livre Vert, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, 2001, consultable ici : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52001DC0366&from=FR
[16] Le Monde, “L’autorégulation exigeante” passe mal chez les socialistes, consultable ici
https://www.lemonde.fr/politique/article/2013/05/29/l-autoregulation-exigeante-passe-mal-chez-les-socialistes_3420119_823448.html
[17] Loi n° 2001-420 relative aux nouvelles régulations économiques
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